L’historiographie compte un grand nombre de publications analysant les processus d’émancipation des juifs allemands tout au long du XIXe siècle. Parmi ces dernières, les recherches sur »l’entrée des juifs allemands dans les professions universitaires«, pour reprendre le titre de l’ouvrage fondateur de l’historienne Monika Richarz, sont particulièrement nombreuses. Les difficultés des étudiants juifs en droit et des juristes juifs qui étaient exclus de certaines carrières et très souvent confrontés, dans leur vie professionnelle et quotidienne, à la discrimination et à l’antisémitisme, sont aujourd’hui largement connues grâce à ces ouvrages.

Le présent volume qui réunit les contributions présentées lors d’un colloque organisé au Forschungskolleg Humanwissenschaften à Bad Homburg en mai 2019, apporte sa pierre à l’édifice en s’intéressant plus précisément aux choix d’orientation faits par les étudiants juifs en droit. À partir du constat que les étudiants juifs, y compris ceux qui ont choisi la conversion, sont, à partir des années 1850, particulièrement représentés dans certaines filières des études de droit, telles l’histoire du droit, la philosophie du droit, la théorie du droit et la sociologie du droit, le droit international, la théorie de l’État, le droit commercial et financier ainsi que le droit du travail et le droit social, l’ouvrage s’interroge sur les raisons de ces choix.

Tout en indiquant qu’il ne s’agit que de »faibles hypothèses« (p. 8), les directeurs de l’ouvrage, Till van Rahden et Michael Stolleis, disparu il y a deux ans1, donnent quelques éléments de réponse en introduction: »Une certaine volonté d’apprendre, transmise par les parents et l’école, la maîtrise de plusieurs langues et des contacts internationaux, une certaine curiosité intellectuelle et un engagement social« (p. 4) pour des plus faibles que soi, couplés avec un désir d’ascension et de promotion sociales, souvent caractéristique des minorités longtemps opprimées. À cela s’ajoute »une attitude optimiste qui se fondait à la fois sur l’abolition des vieilles restrictions pour laquelle on s’était longtemps battu et sur la foi en le progrès typique de l’ère industrielle« (p. 4). Tels sont selon eux des éléments récurrents des biographies de juristes juifs entre 1850 et 1933.

Les contributions de Boudewijn Sirks sur les étudiants juifs qui ont choisi de se spécialiser en histoire du droit (p. 57–69), de Johannes Lambrecht sur les juifs qui s’intéressent au droit économique (p. 109–132), de Otto Ernst Kempen sur le rôle des juristes juifs dans la naissance du droit du travail au tournant des XIXe et XXe siècles (p. 133–164), de Marion Röwekamp sur le rôle des femmes juives dans l’évolution du droit des régimes matrimoniaux sous la république de Weimar (p. 169–195), et, enfin, l’article de Matthias Jestaedt évoquant le parcours du théoricien du droit Hans Kelsen, »le Einstein du droit« (p. 247–265), complètent ce tableau.

Un autre volet de contributions a pour objet de mettre en évidence l’interdépendance entre l’histoire de l’émancipation juive et la naissance de l’État de droit où la question de savoir comment »concrètement réaliser l’égalité devant la loi« (p. 10) était fondamentale. David Sorkin revient dans son article sur les différentes voies ayant mené à l’émancipation des juifs en Europe (p. 17–31). La réforme de la loi dans le cadre des processus d’émancipation des juifs n’était pas sans impact sur la tradition juive. Ce sont les débats au sein de la communauté juive libérale dans le sillage de l’émancipation qui sont au centre de l’article de Dieter Langewiesche qui analyse les manières dont les juifs libéraux, et en premier lieu le rabbin Léo Baeck, définissaient leur identité autour de 1900 (p. 33–55). Dans ces débats sur les conséquences de l’égalité civique pour les traditions juives, la question du droit était centrale. Il s’agissait principalement de décider quels aspects de la Loi juive, la Halakha, on allait conserver et lesquels abandonner.

Le troisième volet des articles de ce volume s’intéresse aux liens entre la Halakha et la façon dont les juristes juifs ont appréhendé le droit moderne. Gilad Ben Nun étudie les interactions entre la Halakha et le droit international (p. 75–96). Andreas Gotzmann analyse l’influence de la Loi juive sur la conception du droit des juristes juifs (p. 205–242) là où Hubert Rottleuthner s’interroge sur une éventuelle proximité entre les juristes juifs et une approche empirique du droit (p. 273–295).

Cet ouvrage collectif, richement doté d’exemples de trajectoires significatives et complété d’une intéressante sélection bibliographique sur le sujet, met en évidence un aspect de l’histoire de l’émancipation juive jusque-là insuffisamment traité. Il apportera une multitude de nouvelles perspectives aux lecteurs s’intéressant à l’histoire juive ou à l’histoire du droit.

1 Voir la nécrologue de Christian Roques dans Francia 50 (2023), p. 601–605.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Heidi Knörzer, Rezension von/compte rendu de: Till van Rahden, Michael Stolleis (Hg.), Emanzipation und Recht. Zur Geschichte der Rechtswissenschaft und der jüdischen Gleichberechtigung, Frankfurt a. M. (Vittorio Klostermann) 2021, VIII–314 S. (Studien zur Europäischen Rechtsgeschichte, 329), ISBN 978-3-465-04535-9, EUR 69,00., in: Francia-Recensio 2023/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.3.100003