J’aimerais penser que c’est à la suite de mon article de 20101 que Maryan W. Ainsworth a lancé une étude scientifique, artistique et historique du diptyque de New York2. Elle nous en présente aujourd’hui les résultats dans un livre magnifique, qui fait honneur à l’éditeur Brepols, qui a lancé à cette occasion une nouvelle collection, »Me fecit«. L’œuvre a été possédée à Naples par le vice-roi Ramiro Núñez Felípez de Guzmán (de 1637 à 1641), qui l’a rapportée en Espagne, où elle a été achetée par l’ambassadeur russe Dmitri Tatichtchev, qui y était en fonction entre 1815 et 1821; entré dans les collections impériales, le tableau fut transposé sur toile en 1857 (tout en conservant les cadres), puis vendu en 1933 par l’URSS au Metropolitan Museum of Art de New York.
En ouverture, Sophie Scully et Silvia A. Centeno présentent les résultats de leur examen technique et de la restauration des cadres (p. 11–29): elles révèlent qu’il s’agit de deux volets (d’un triptyque?) et qu’a été ajouté sur le plat la traduction en néerlandais des textes moulurés en latin à l’intérieur. Après les avoir lus, le lecteur en déduirait que les cadres ne peuvent avoir été travaillés par Jan van Eyck (et donc qu’il ne serait pas l’auteur des tableaux). Cependant, Maryan Ainsworth, »à la recherche de la forme originelle et de la fonction de la Crucifixion et du Jugement dernier« (p. 31–95) déploie une grande érudition pour prouver que ces deux panneaux constituaient les volets d’un tabernacle contenant une hostie miraculeuse dans une chapelle (édifiée en 1436–1438) de la collégiale Sainte-Gudule de Bruxelles (auj. cathédrale Saint-Michel-et-Sainte-Gudule); cette hostie fut dotée d’une indulgence par le cardinal Albergati le 4 octobre 1435 (il était au congrès de la paix à Arras), puis par le pape Eugène IV le 19 mars 1436. Albergati étant un chartreux, l’œuvre aurait été peinte sous l’influence cartusienne (il est alors curieux que parmi les hommes d’Église représentés dans le »Jugement dernier«, figurent au premier plan deux franciscains et un dominicain et seulement derrière eux un seul chartreux). M. Ainsworth aimerait identifier des portraits dans trois personnages de la »Crucifixion«: l’homme au chaperon bleu serait le duc Philippe le Bon, celui à sa droite le cardinal Albergati et la femme isolée en bas en droite (une sibylle?) la duchesse Isabelle de Portugal. Mais cette femme est habillée en gitane (de même que la sibylle Érythrée de l’»Agneau mystique«), ce qui est bien relevé pour le dessin de Rotterdam (où la femme est vue de dos, p. 157): l’identification ne peut pas tenir.
Nous revenons ensuite à une étude technique, de la technique de peinture de Jan van Eyck, due à S. Scully et S. A. Centeno: dessin sous-jacent, couches de peinture, inscriptions (p. 97‑115). M. Ainsworth reprend la plume pour traiter des questions d’attribution et de datation dans le contexte historique (p. 117‑147), en reprenant les conclusions des chapitres précédents. C’est le chapitre qui m’a le plus passionné, notamment par les comparaisons faites avec les autres œuvres eyckiennes, ce qui ferait emporter l’adhésion pour l’attribution des panneaux à Jan van Eyck3. Il y a une dizaine d’années, le musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam a fait l’acquisition d’un dessin d’une »Crucifixion«4 proche de celle de New York. M. Ainsworth se livre à nouveau à une comparaison entre les deux œuvres et voit dans le dessin un modèle pour enlumineurs. Elle identifie bien les Gitans5, qui étaient des nouveaux venus dans les anciens Pays-Bas et qui ont offert des modèles aux peintres6.
Dans les appendices (p. 174–181), Marc Smith a déchiffré le texte des cadres en moyen néerlandais, Christina Meckelnborg a transcrit les textes se trouvant dans les tableaux et Frank Willaert et Luc De Grauwe s’intéressent aux implications linguistiques des textes en moyen néerlandais. Suit une riche bibliographie (p. 182‑195).
Maryan W. Ainsworth a-t-elle résolu l’énigme de ces deux panneaux? Peut-être qu’il aurait fallu plus s’intéresser à leur postérité, notamment chez Petrus Christus. Celui-ci a repris le »Jugement dernier« en 1452 (cf. p. 132), mais aussi la »Crucifixion«, avec le seul Christ en croix et beaucoup moins de personnages, dans un tableau du musée de Dessau détruit en 19457.
Répétons-le: Maryan W. Ainsworth propose un ouvrage à la pointe de l’érudition et du savoir; félicitons-la aussi pour l’iconographie très riche, n’obligeant pas le lecteur à rechercher les figures à travers le livre. Regrettons cependant l’absence d’index, des personnes, des lieux et des œuvres.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jacques Paviot, Rezension von/compte rendu de: Maryan W. Ainsworth (ed.), Jan van Eyck’s Crucifixion and Last Judgment. Solving a Conundrum, Turnhout (Brepols) 2022, 195 p. (Me Fecit, 13), ISBN 978-2-503-59690-7, EUR 125,00., in: Francia-Recensio 2023/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.4.101268