Terre choisie pour leur implantation dans la partie orientale de la France au XIIe siècle, la Champagne a accueilli nombre de commanderies templières, dès les premières décennies de la création de l’ordre du Temple. Les archives départementales de l’Aube, avec le soutien du conseil départemental et des Archives nationales, ont voulu dès 2012 commémorer cette forte présence: une série de conférences regroupées dans un volume, »Les Templiers dans l’Aube«, une exposition et un colloque sur l’économie templière en Occident, donnant lieu à la publication d’un gros volume, sous la direction d’Arnaud Baudin, Ghislain Brunel et Nicolas Dohrmann (2013) ont marqué la commémoration du concile de Vienne (mars 1312) au cours duquel fut prononcée la suppression de l’ordre du Temple.
En 2021 – la pandémie de Covid-19 ayant retardé d’un an l’événement – les mêmes organisateurs, aidés par l’université de Nantes, ont voulu s’interroger sur les origines du Temple, à l’occasion du neuvième centenaire du concile de Naplouse qui reconnut l’existence de la petite confrérie de chevaliers réunis par Hugues de Payns, qui allait donner naissance quelques années plus tard à cette nouveauté dans l’Église que constitue un ordre religieux-militaire. Le colloque international organisé à Troyes et à Clairvaux, en novembre 2021, fut l’occasion d’une importante mise au point sur l’histoire des proto-Templiers et de leur transformation en un ordre international. L’ouvrage qui en est issu, et dont voici le compte-rendu, est organisé en quatre parties.
Dans la première, quatre textes s’intéressent aux écrits sur l’origine de l’ordre. Pierre-Vincent Claverie analyse les textes fondamentaux, mais tardifs, de Guillaume de Tyr, d’Ernoul, de l’»Estoire de Eracles« et de Jacques de Vitry, en soulignant le parti-pris critique de l’archevêque de Tyr, contrastant avec le panégyrique de l’ordre par l’évêque d’Acre. Thierry Leroy, auteur d’une biographie d’Hugues de Payns, s’intéresse aux images ayant transmis, au fil des siècles, la mémoire du fondateur des Templiers. Avec Pierre Mollier, c’est la légende de la survivance templière dans la franc-maçonnerie qui est examinée: une légende née vers 1740 qui fait des mystères maçonniques les descendants des rites que l’on prête aux Templiers. Philippe Josserand revient, quant à lui, sur l’histoire et l’historiographie des origines de l’ordre en examinant les témoignages de Michel le Syrien et de la chronique d’Ernoul. Les premiers Templiers étaient des chevaliers et des laïcs, tout en étant dans la dépendance originelle des chanoines du Saint-Sépulcre.
La seconde partie »Au berceau du Temple«, s’ouvre avec un texte de Simonetta Cerrini, spécialiste italienne reconnue de l’histoire des Templiers, qui distingue trois étapes dans la formation de l’ordre. Les proto-Templiers sont d’abord des laïcs, des chevaliers du Christ, se donnant pour mission la protection des pèlerins se rendant à Jérusalem. Avec le concile de Naplouse et leur installation au temple de Salomon (mosquée al-Aqsa), ils deviennent chevaliers du Temple et participent à la guerre en compagnie du roi. Enfin, le concile de Troyes (janvier 1129) les fait »pauvres compagnons de bataille du Christ et du temple de Salomon«, avant que le nouvel ordre ne soit par la bulle »Omne datum optimum« (1139) directement lié à la papauté. Sonia Merli s’intéresse au pèlerinage en Terre sainte aux XIe et XIIe siècles. Elle relève la croissance du nombre de pèlerins attestée par les pèlerinages de 1026–1027 et de 1064–1065, étapes devancières du pèlerinage apocalyptique que constituera la première croisade. Elle analyse le récit de Saewulf, pèlerin en 1102, puis les »Pardouns d’Acre«, rites collectifs dévotionnels et pénitentiels, substitut du pèlerinage à Jérusalem, perdu par les Francs. La personnalité d’Hugues de Blois, comte de Champagne, requiert l’attention d’Arnaud Baudin. Après deux voyages en Orient (1104 et 1114), Hugues abdique son domaine en 1125 et part en Orient pour s’engager auprès d’Hugues de Payns, sans doute pour racheter l’honneur bafoué de son lignage, son demi-frère, Étienne-Henri, ayant déserté la première croisade devant Antioche en 1098. Une autre personnalité est Foulques V, comte d’Anjou, dont Bruno Lemesle analyse les réseaux pour souligner que s’il sut entraîner les seigneurs angevins dans des conflits locaux, peu le suivirent en Orient où il devait épouser Mélisende, fille de Baudouin II, et hériter ainsi du royaume de Jérusalem.
Annie Noblesce-Rocher revient sur les relations de saint Bernard avec l’ordre du Temple. Elle rappelle les liens de famille entre Hugues de Payns et l’abbé de Clairvaux, analyse l’historiographie de ces rapports pour conclure que Bernard a retouché la règle primitive du Temple, rédigée en Orient, et a voulu donner aussi aux cisterciens par le »De laude novae militiae« une sorte d’exercice spirituel en les faisant méditer sur les lieux de vie du Christ. Florian Besson revient sur un passage de la chronique de Guillaume de Tyr évoquant un violent conflit entre le roi Amaury Ier et les Templiers en 1172. L’un des membres de l’ordre a suscité la colère du roi en assassinant un émissaire des »Assassins«, placé sous la protection royale. C’est l’occasion pour l’archevêque de Tyr de rédiger un pamphlet anti-Templier, tout en dénonçant un crime de lèse-majesté. Spécialiste de sigillographie, Marie-Adélaïde Nielen s’intéresse aux sceaux du baronnage de Terre sainte: un modèle sigillographique nouveau, affichant au verso une image équestre à la lance ou à l’épée, mais au revers la représentation d’une ville dont le titulaire du sceau est seigneur. Il s’agit donc pour lui d’affirmer une revendication territoriale forte, sur le modèle du sceau de Baudouin Ier montrant au revers Jérusalem, avec ses trois monuments emblématiques.
La troisième partie de l’ouvrage concerne le Temple, comme un nouvel ordre dans l’Église latine. Wolf Zöller étudie les liens entre les Templiers et les chanoines réguliers des États croisés. La règle latine du Temple se réfère à la coutume des chanoines du Saint-Sépulcre en obligeant les membres de l’ordre à faire vœu de chasteté, d’obéissance et de pauvreté. Mais que signifie ordo (ordre) au XIIe siècle? Florent Cygler distingue les mots ordo, institutio, religio et militia, pour conclure que le Temple est un ordre peu bureaucratisé, marqué par la mobilité des frères, leur spécialisation fonctionnelle, des offices non viagers et une organisation territoriale à plusieurs niveaux. Le faible développement d’une institutionnalisation de l’ordre est souligné par Jochen Schenk: pas de référence à un chapitre général avant 1147, création d’un système de visites vers 1160 seulement, version française de la règle à la fin des années 1130. L’accent est mis sur le martyre comme forme de l’imitatio Christi.
Helen Nicholson montre comment le nouvel ordre a été reçu dans la première moitié du XIIe siècle: critiqués par Hugo Peccator et Isaac de l’Étoile, encensés par Otton de Freising, le prieur Guy de la Grande Chartreuse et Simon de Saint-Bertin, les frères ont été dans l’ensemble acceptés par la chrétienté latine, voyant en eux des chevaliers religieux défendant les chrétiens. Comment sont-ils appréciés par les chrétiens non-latins? Marie-Anna Chevalier montre leurs avis contradictoires: valorisés ou même admirés par le moine arménien Housik (1229), Michel le Syrien et le prêtre arménien Grigor Yerets (v. 1156), ils sont contestés et dénigrés par le catholicos arménien Nersès Chnorhali, l’archevêque de Tarse Nersès de Lambrun et surtout par le roi d’Arménie Lewon Ier qui voit en eux un adversaire politique et militaire. Karl Borchardt souligne le faible nombre d’établissements templiers dans l’Empire au XIIe siècle et l’absence d’officiers templiers en Allemagne et en Lombardie. Enfin Luis Felipe Oliveira retrace l’essor de l’ordre au Portugal, après l’arrivée à Braga en 1128 de l’émissaire du maître, Raymond Bernard: Soure, Braga, Rio Frio et Tomar sont les principales maisons créées au XIIe siècle, la province étant dirigée par un magister, souvent étranger, de même que quelques commanderies.
Les traces matérielles de la présence templière font l’objet de la dernière partie de l’ouvrage. Jean Mesqui s’intéresse aux fortifications templières au XIIe siècle, tant au Proche-Orient que dans les terres de Reconquista. De nombreux croquis et photos montrent la variété des plans liés à l’assise naturelle ou à la préexistence de fortifications antérieures. Plans rectangulaires, chapelles castrales et longues salles en berceau brisé semblent caractériser les implantations templières du XIIe siècle. Parmi elles, la tour de Détroit, protégeant un passage obligé entre le Mont Carmel et le littoral, fait l’objet de l’étude de François Gilet, qui rappelle les descriptions du site par Jacques de Vitry, Walter Map, Michel le Syrien et le pèlerin Thietmar. À partir de 1218 la construction de Château‑Pèlerin (Atlit), occupé par les Templiers de 1220 à 1291, vient conforter la défense d’une route essentielle du pèlerinage. Vardit Schotter-Hallel donne une description de ce site archéologique situé sur une presqu’île et doué d’un excellent système de défense. Vincent Marchaisseau, Cédric Moulis, Cédric Roms et Pierre Testard font enfin le bilan des établissements templiers recensés pour le XIIe siècle en Champagne (21) et en Lorraine (5): la plupart sont situés le long des grandes voies fluviales et routières, font preuve d’une grande parenté architecturale, bénéficient de terres et de revenus, mais leur construction est souvent postérieure de 30 à 50 ans à leur acte de fondation.
Dans la conclusion du volume, Julien Théry revient sur les grands thèmes abordés dans l’ouvrage. Il montre que l’ordre du Temple représente un engagement hors du cadre clérical, une immixtion séculière dans les affaires d’Église, une combinaison des deux plus hauts idéaux de la société médiévale, clergie et chevalerie. Lorsqu’à la fin du XIIIe siècle les légistes de Philippe le Bel s’en prennent à l’ordre, ce n’est pas seulement parce qu’il s’agit d’une institution placée sous l’autorité directe du pape. Elle est pour eux un emblème de sacralité aristocratique, incompatible avec la nouvelle théocratie royale que tente de déployer Philippe le Bel.
Tels sont les principaux aspects d’un volume novateur, agrémenté de cartes et de belles illustrations. Les bibliographies fort riches apparaissent à la fin de chaque communication, sans être, c’est dommage, regroupées en fin de volume, alors que des résumés, fort utiles, soulignent l’apport de chaque texte. Il faut souhaiter que les archives départementales de l’Aube et les organisateurs de ce colloque poursuivent leur recherche en s’intéressant à l’essor du Temple à la fin du XIIe et au cours du XIIIe siècle.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Michel Balard, Rezension von/compte rendu de: Arnaud Baudin, Philippe Josserand (dir.), D’Orient en Occident. Les Templiers des origines à la fin du XIIe siècle. Actes du colloque international Troyes-Abbaye de Clairvaux, 3–5 novembre 2021, Gand (Snoeck) 2023, 416 p., ISBN 978-94-6161-753-8, EUR 30,00., in: Francia-Recensio 2023/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.4.101271