Issu d’une thèse soutenue en 2017 à l’École normale supérieure de Pise, l’ouvrage d’Irene Binini porte sur la logique modale de Pierre Abélard, c’est-à-dire cette partie de la logique qui étudie la façon dont les »modalités«, telles que les notions de possibilité ou de nécessité, modifient, étendent et complexifient la logique non modale, pour passer de propositions simples comme »Socrate est blanc« à des propositions modales comme »Il est possible que Socrate soit blanc« ou »Il est nécessaire que Socrate soit blanc«, etc. L’ouvrage s’inscrit ainsi dans un riche champ d’études, déjà cultivé par Klaus Jacobi, Simo Knuutila, John Marenbon, Christopher Martin et Irène Rosier-Catach, pour ne citer que quelques auteurs. Cependant, il se distingue des travaux précédents par son effort pour embrasser la logique modale abélardienne de la façon la plus complète possible. Pour ce faire, l’enquête d’Irene Binini se déploie en trois étapes. D’abord, elle replace les écrits concernés d’Abélard dans les débats de son temps. Ensuite, elle présente les traits proprement abélardiens de sa logique modale. Enfin, elle met au jour les fondements épistémologiques et métaphysiques des théories modales d’Abélard.
Il est d’autant plus important d’insérer les théories abélardiennes dans les discussions du début du XIIe siècle que les récents travaux ou éditions de Yukio Iwakuma, Irène Rosier-Catach et Anne Grondeux ont fait voir à quel point la logique modale suscite alors un intérêt croissant. Irene Binini plonge ainsi dans une vaste documentation, souvent anonyme, en grande partie inédite, qui jette un jour précieux sur les positions d’Abélard, permettant de mieux percevoir ce qu’il doit à ses devanciers, partage avec ses contemporains, et présente à l’inverse d’original. Appuyés sur Boèce surtout, les débats du début du XIIe siècle portent sur deux questions principales. D’abord, sur la manière dont la logique modale se traduit dans la grammaire et la syntaxe des propositions modales, des adverbes (comme necessario) ou des noms (comme possibile, necesse, etc.) venant s’ajouter aux propositions »simples« pour en faire des propositions »modales«. Ensuite, sur la signification des termes modaux »possible« et »nécessaire«, pour savoir si la possibilité ou la nécessité se disent des réalités elles-mêmes, ou seulement des propositions portant sur ces réalités. Cette première partie du travail permet de conclure qu’un grand nombre de positions d’Abélard, tenues pour des innovations de sa part, sont en réalité bien connues de ses contemporains.
Une deuxième partie décrit les apports originaux d’Abélard en logique modale. Elle analyse en premier lieu la distinction, particulièrement récurrente chez lui, entre deux manières d’analyser les termes modaux, de re ou de dicto, ainsi que sa préférence constante pour la première. De là découle une question, sur laquelle Abélard a varié: la validité des propositions modales dépend-elle de l’existence de leur sujet dans la réalité? En d’autres termes, la proposition modale »il est possible que mon fils soit vivant« a-t-elle un sens si je n’ai pas de fils? Alors que de telles propositions sont encore admises à propos d’objets inexistants ou futurs dans la »Dialectica«, la »Logica ›Ingredientibus‹« les restreint aux termes existant dans la réalité présente. Une autre innovation d’Abélard consiste à soutenir fortement la cohérence entre la logique modale et la logique non modale. Aussi s’évertue-t-il à prouver que les mêmes règles de conversions et d’équipollence s’appliquent à l’une comme à l’autre. Enfin, un autre raffinement abélardien consiste en son analyse des modalités temporelles, comme »Il est possible que Socrate soit assis aussi longtemps qu’il est un homme«.
La troisième partie porte sur les fondements philosophiques de la logique modale d’Abélard et accorde une grande importance à la notion de »nature«. Au fond, ce qui est nécessaire, pour une chose, c’est ce qui est requis par sa nature; et ce qui est possible, pour cette chose, c’est ce qui est compatible avec sa nature. En cela les théories d’Abélard diffèrent radicalement des théories contemporaines, qui font appel à des »mondes possibles«, où la nature des choses serait supposée tout autre. À l’inverse, Abélard tient sans réserve que les conditions de vérité des propositions modales dépendent strictement de la nature des choses telle qu’elle est présentement. Les deux derniers chapitres analysent les sens qu’il donne aux mots »possible« et »nécessaire«, en lien avec cette conception de la nature des choses, pour conclure qu’un certain flottement s’observe sur la notion de nécessité, dû sans doute aux débats du XIIe siècle sur les futurs contingents, la prescience divine et le libre arbitre.
S’adressant d’abord aux spécialistes d’Abélard et de la philosophie médiévale, l’ouvrage d’Irene Binini me paraît remarquable à plusieurs titres. D’abord, par sa clarté et son sens de la pédagogie, sur un sujet difficile. Ensuite, par sa prise en compte d’un ample matériau encore inédit ou faisant l’objet de transcriptions précieuses mais provisoires, ce qui rend encore plus sensible le besoin de disposer d’éditions critiques. Enfin, par sa manière remarquablement complète d’aborder la logique modale d’Abélard, étudiée non seulement en elle-même, mais aussi en relation avec celle de ses contemporains comme avec les conceptions plus larges et plus philosophiques d’Abélard sur la nature, le possible et le nécessaire.
C’est grâce à cet effort pour croiser toutes les approches sur son objet d’étude qu’Irene Binini est en mesure de décrire à nouveaux frais les apports originaux de la logique modale abélardienne et d’en démontrer la remarquable cohérence doctrinale. Abélard est pour elle le premier à présenter un exposé systématique et clair sur les fondements de la logique modale dans l’existence réelle, sur la structure syntaxique des propositions modales, sur les opérateurs modaux, sur les autres connexions modales, sur les conversions modales. Sa définition de la possibilité comme non incompatibilité avec la nature lui permet en outre de concevoir des outils linguistiques et logiques grâce auxquels il parvient à traiter des sophismata comme: »il est possible que l’homme debout soit assis«, ou: »Il est possible que l’homme soit mort« (alors qu’un homme mort n’est plus un homme). Enfin, la théorie abélardienne se distingue, mieux qu’on ne l’avait vu jusqu’ici, par sa cohérence aussi bien interne qu’externe, sa logique étant étroitement arrimée à une métaphysique et une épistémologie qui accordent une constante préférence à la nature et aux réalités individuelles, présentes, actuelles. Par là, ce qui aurait pu se présenter comme une étude sectorielle et technique s’avère une somme exemplaire.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Dominique Poirel, Rezension von/compte rendu de: Irene Binini, Possibility and Necessity in the Time of Peter Abelard, Leiden (Brill Academic Publishers) 2021, IX–326 p. (Investigating Medieval Philosophy, 16), ISBN 978-90-04-47028-6, EUR 138,00., in: Francia-Recensio 2023/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.4.101275