Ce volumineux ouvrage collectif – près de 700 pages – repose principalement sur l’étude d’un manuscrit: le manuscrit A X 44 de la bibliothèque universitaire de Bâle, consulté pour la première fois, en 2016, par Monica Brînzei qui en a immédiatement perçu le caractère exceptionnel. Avec une équipe d’une quinzaine de chercheurs, elle a procédé à une transcription complète du manuscrit, transcription désormais accessible en ligne, et après plusieurs années de travail, l’étude approfondie du texte a donné lieu à cet ouvrage, »The Rise of an Academic Elite. Deans, Masters and Scribes at the University of Vienna before 1400«.
Le manuscrit A X 44 de la bibliothèque universitaire de Bâle a été en grande partie copié par un dominicain du couvent de Bâle, Henri de Rheinfelden († 1433), envoyé en 1388 à l’université de Vienne par son ordre pour achever ses études en théologie. La faculté de théologie de Vienne vient alors de s’ouvrir (1384). Il passe environ quatorze années à Vienne jusqu’à l’obtention de son doctorat en théologie, vers 1400. Au cours de ces longues années, il prend constamment des notes, et ce précieux manuscrit A X 44 est un cahier de notes, plus précisément un rapularius, terme technique en usage à Vienne à la fin du XIVe siècle et qui désigne une sorte de florilège. Monica Brînzei signale que d’autres maîtres viennois contemporains d’Henri de Rheinfelden ont également compilé un rapularius comparable, c’est-à-dire un volume contenant des notes prises à l’audition et des résumés de questions disputées. Certains passages du rapularius A X 44 se présentent comme une véritable sténographie de disputationes qui se tiennent dans les facultés, le scribe allant jusqu’à mentionner les noms des étudiants qui reçoivent les rôles d’opponens et de respondens, les noms des maîtres présidant les disputes, des participants et même leur affiliation à un ordre religieux, le lieu où la dispute se tient, etc.
D’où l’immense intérêt de ces notes d’Henri de Rheinfelden qui révèlent l’univers académique des premières années de l’université de Vienne: les maîtres et les étudiants, les pratiques pédagogiques, les doctrines enseignées. En particulier, ‒ et c’est l’apport majeur de cet ouvrage collectif ‒, ce manuscrit d’Henri de Rheinfelden nous fait découvrir le développement d’une élite intellectuelle à l’université de Vienne dès les premières années d’existence de ce studium. Seize maîtres contemporains d’Henri de Rheinfelden sont nommés dans le manuscrit, seize maîtres qui débattent, disputent, enseignent, en arts libéraux et en théologie, mais qui ont parallèlement des responsabilités de doyen à la faculté des arts ou de recteur de l’université de Vienne. Certains d’entre eux étaient déjà mentionnés dans les »Acta Facultatis Artium Universitatis Vindobonensis« (1385‒1416) autrefois édités par Paul Uiblein, et le manuscrit de Rheinfelden, minutieusement exploité dans l’ouvrage dirigé par Monica Brînzei, nous montre qu’ils mènent de front tâches administratives et activité intellectuelle intense.
Les auteurs de l’ouvrage identifient et analysent ce matériau exceptionnel fourni par le manuscrit A X 44 pour présenter une galerie de portraits passionnante illustrant cette élite académique à la fois investie dans la construction d’une nouvelle université, dans la mise en place de pratiques d’enseignement et dans l’élaboration des savoirs. Chaque chapitre, consacré à un maître différent, réunit avec la plus grande érudition les informations biographiques et bibliographiques et offre, de plus, une édition des extraits du manuscrit qui sont, en certains cas, la seule preuve textuelle de l’activité intellectuelle du maître concerné.
Les chapitres sont logiquement agencés. Les deux premiers chapitres sont consacrés au scribe, Henri de Rheinfelden, les trois suivants à deux de ses mentors à qui il fait constamment référence dans son cahier de notes, Henri Totting de Oyta et Henri de Langenstein, qui meurent la même année, en 1397. Les chapitres sur ces deux hommes formés à Paris puis maîtres de l’université de Vienne fournissent une grande quantité d’informations nouvelles ‒ issues des notes de Rheinfelden ‒, comme par exemple la reprise de questions parisiennes à Vienne par Oyta, ou encore l’influence majeure du chancelier parisien Jean de la Chaleur sur l’enseignement d’Henri de Langenstein. La suite de l’ouvrage déroule ensuite les chapitres consacrés aux treize autres maîtres nommés par Rheinfelden, qui sont: Étienne de Enzersdorf, Gérard Vischpekch d’Osnabrück, Paul de Geldern, André de Langenstein (neveu d’Henri), Rutger ou Roger Dole de Roermond, Jean de Russbach, Nicolas de Dinkelsbühl, Thomas de Cleves, Pierre Schad de Walse, Léonard de Dorffen, Nicolas d’Anaskilch, Jean Berwart de Villingen, Michel Suchenschatz.
La moitié de ces maîtres ont été formés à Paris et l’ouvrage de Monica Brînzei vient aussi enrichir nos connaissances sur le milieu universitaire parisien, dont beaucoup d’autres maîtres sont par ailleurs cités, comme le montre la richesse de l’index nominum (ante 1800) de l’ouvrage. De même, ce livre éclaire réseaux et relations entre les différentes universités d’Europe à la fin du XIVe siècle. Mais c’est le milieu universitaire viennois, son élite en particulier, qui sont ici dévoilés de manière remarquable. Les liens avec le studium parisien sont étroits, mais à l’université de Vienne, peut-être davantage qu’à Paris à la même époque, faculté des arts et faculté de théologie sont très liées, les étudiants en théologie continuant d’enseigner et de débattre en arts libéraux. L’ouvrage dévoile la grande diversité des questions abordées dans les disputes, de la mariologie à la démonologie, en passant par la grâce et le mérite, la causalité ou encore l’astrologie. Les maîtres construisent leur nouvelle université en s’investissant dans des charges lourdes, tout en enseignant.
Alors que dans l’abondante historiographie consacrée aux universités médiévales, l’histoire doctrinale d’une part, l’histoire institutionnelle d’autre part, ont été trop souvent séparées et abordées par des auteurs différents, cet ouvrage collectif dirigé par Monica Brînzei enrichit tout à la fois l’histoire institutionnelle, l’histoire sociale et l’histoire intellectuelle de l’université de Vienne ‒ et au-delà, celle des autres studia européens ‒ offrant une image cohérente de ce monde académique médiéval où la prise de notes et les livres ont une importance capitale, où les hommes, ‒ en particulier une certaine élite d’universitaires ‒, partagent leur vie entre administration, enseignement et production savante.
»The Rise of an Academic Elite. Deans, Masters and Scribes at the University of Vienna before 1400« est assurément un ouvrage très neuf et important pour l’histoire des universités au Moyen Âge.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Nathalie Gorochov, Rezension von/compte rendu de: Monica Brînzei, The Rise of an Academic Elite. Deans, Masters and Scribes at the University of Vienna before 1400, Turnhout (Brepols) 2022, 670 p. (Studia Sententiarum, 6), ISBN 978-2-503-60102-8, EUR 95,00., in: Francia-Recensio 2023/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.4.101279