La chancellerie pontificale était, on le sait depuis longtemps, sans doute la plus efficace de l’Occident médiéval. Elle avait de bonnes raisons pour veiller non seulement à son organisation interne, mais surtout, d’une manière extraordinairement attentive, à la qualité et à l’homogénéité de ses produits: cette qualité renforçait le prestige et l’attractivité d’une papauté promouvant une monarchie centralisatrice. Par ailleurs, la précision dans l’organisation facilitait une rémunération des scribes respectueuse de leur travail. Et l’homogénéité des actes pontificaux servait non seulement à cette même politique de prestige, mais permettait surtout de lutter contre les faux actes pontificaux: le fait de mettre au point des règles détaillées et même pointilleuses aidait à détecter les faux. C’est ce que Sabine Fees appelle le corporate design, traduisons par la »marque de l’entreprise«: formule heureuse, même si elle souligne davantage le côté »prestige« que celui de la lutte contre les faux.
Pour mettre en évidence ce corporate design, l’autrice utilise comme source principale les descriptions des usages, qu’elles soient normatives (actes pontificaux eux-mêmes, règlements élaborés par la chancellerie) ou purement descriptives (rédigées à l’initiative d’un membre de la chancellerie). Recourant aux nombreux travaux déjà consacrés aux actes pontificaux, elle veille cependant toujours à éclairer ces normes et principes par ce que l’on sait des actes eux-mêmes, car il pouvait évidemment y avoir un décalage entre les premiers et les seconds.
À l’intérieur des deux grandes catégories de documents pontificaux, les lettres et les privilèges, le travail de Sabine Fees s’organise donc en deux étapes successives: la présentation très fouillée de chacune des sources d’abord, ce qu’elles disent ensuite de chacun des éléments essentiels d’un acte: le support, la mise en page (layout), l’écriture, le protocole, les abréviations, les noms propres, le scellement, les mentions de chancellerie et, pour les privilèges, les souscriptions cardinalices.
Il est impossible de rendre compte ici de tout ce que cette remarquable enquête apporte. On relèvera d’abord que l’autrice met en évidence quelques périodes au cours desquelles la chancellerie a cherché à préciser son fonctionnement: sous Innocent III, puis à la fin de la première moitié du XIIIe siècle quand la chancellerie a été désorganisée par la vigoureuse offensive de Frédéric II, ensuite pendant et après la longue vacance du siège pontifical de 1268 à 1271, également à la fin du pontificat de Boniface VIII et au cours des années suivantes, enfin après la stabilisation de la Curie à Avignon sous Jean XXII, et enfin au début du Grand Schisme d’Occident.
Les principales sources utilisées sont: des bulles d’Innocent III; le manuscrit dit »Durrieu«, en collectio privée, qui a sans doute été écrit pendant la vacance de 1241 à 1243 par Geoffroy de Trani, alors auditor litterarum contradictarum; le »Speculum judiciale« de Guillaume Durand, vraisemblablement composé entre 1268 et 1271; le »Formularium audientiae«, dans sa »Vulgataredaktion« du début du XIVe siècle due notamment à la plume d’Huguccio de Verceil, et dans sa révision sous Jean XXII, alors que le déplacement de la Curie à Avignon avait amené un important changement du personnel de chancellerie. Pour les privilèges, on s’étonne de voir en 1278 une ordonnance de Nicolas III à ce sujet, et au XIVe siècle une »Forma scribendi privilegium«, alors que les papes n’émettaient plus guère de privilèges depuis le second tiers du XIIIe siècle. Un beau tableau p. 347 donne à voir la succession de ces textes et leurs rapports entre eux. Certains de ces documents, comme le »Formularium audientiae« par exemple, sont connus par plusieurs manuscrits: on ne sera pas surpris que le texte peut varier d’un manuscrit à l’autre, ce que l’autrice relève quand c’est nécessaire.
Parmi les éléments évoqués dans ces textes (qui, cela va de soi, se complètent, se précisent, voire se contredisent), on peut citer l’utilisation d’une peau de parchemin non rasa, c’est-à-dire préparée seulement du côté chair, et sans défaut; tout animal peut convenir, mais dans les faits il semble que seul le mouton était utilisé; la réglure devait se faire à la pointe sèche, ce que semblent confirmer les originaux étudiés (la mine de plomb gommée est possible dans certains); l’interdiction (moins strictement respectée) de la coupure des mots; l’exacte superposition de la première et de la dernière lettre de chaque ligne; l’interdiction d’abréger par lettre suscrite; l’inutilité de la mention du scribe pour les litterae de curia, celles qui émanaient du pape proprio motu, sans avoir fait l’objet d’une petitio, et qui ne faisaient donc pas l’objet d’une taxatio … La précision du travail de la chancellerie se voit aussi par exemple dans la demande d’abréger les noms des calendes, nones et ides.
Plusieurs des sources utilisées sont déjà connues et éditées. D’autres cependant n’ont encore jamais été éditées: on espère que Sabine Fees aura la bonne idée d’en éditer au moins l’une ou l’autre. En attendant, ce travail apporte beaucoup de neuf à la connaissance de la chancellerie pontificale. On regrette quelques détails: l’absence d’index rerum ou de liste des manuscrits cités, par exemple, mais c’est peu de chose par rapport à la qualité de ce que l’on apprend à sa lecture.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Benoît-Michel Tock, Rezension von/compte rendu de: Sabine Fees, Das päpstliche Corporate Design. Quellen zur äußeren Ausstattung von Papsturkunden im hohen und späten Mittelalter, Köln, Weimar, Wien (Böhlau) 2023, 384 S., 24 s/w Abb. (Beihefte zum Archiv für Diplomatik, Schriftgeschichte, Siegel- und Wappenkunde, 21), ISBN 978-3-412-52815-7, EUR 65,00., in: Francia-Recensio 2023/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.4.101285