Toute lecture du »Liber Pontificalis« (»LP«) et tout travail sur l’histoire de la papauté et de l’église romaine dans l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge passe désormais par cet ouvrage de 230 pages qui examine l’ensemble du livre des papes tel que l’érudition l’a imposé depuis Duchesne et Mommsen. Il discute les hypothèses développées dans une bibliographie internationale considérable et prend en compte, un par un, tous les manuscrits qui, du VIIe au Xe siècle, nous ont transmis ce texte, en totalité, en partie, ou sous forme d’abrégé.
Comment cette suite de 112 notices ou »vies« de papes, de saint Pierre à Étienne V († 891), composée au VIe siècle et continuée aux trois siècles suivants au plus près des pontifes a-t-elle façonné la mémoire de Rome et des papes dans l’Europe occidentale du haut Moyen Âge et probablement bien au-delà? Pour reprendre le titre de l’ouvrage, comment les auteurs du »LP« ont-ils »inventé« la papauté, au sens ancien de découverte et au sens actuel de création originale remplissant une fonction?
Pour répondre à la question, notre collègue de Cambridge développe une démarche en trois temps. Dans un premier chapitre elle propose une étude du texte en lui-même et du contexte troublé de son écriture. Dans un second temps – et ce sont quatre chapitres du livre – elle en examine systématiquement le contenu et les intentions probables en posant les questions essentielles de la construction par le texte d’une cité chrétienne autour des successeurs de Pierre, du glissement du pouvoir des mains de l’empereur à celles de l’évêque de la cité à partir de Sylvestre Ier et de la conversion de Constantin, glissement qui fait de l’évêque de Rome le pape au sens où on l’a entendu depuis. Dans un troisième temps et un dernier chapitre, elle laisse le contenu pour s’intéresser au contenant, les manuscrits conservés, témoins de la transmission, de la réception et de l’audience effective du »LP«. Essayons de la suivre de manière forcément très sommaire compte tenu de l’érudition et de la finesse de ses analyses, de ses hypothèses et de ses démonstrations.
Le texte du »LP« est construit sur le modèle des biographies impériales en série (Suétone, »Histoire Auguste«) et des »De viris illustribus«, mais il est résolument nouveau en cela qu’il établit le pape à la place de l’empereur, »pontificalisant« ainsi l’histoire de Rome. Le premier état du texte est compilé vers 536 pour les 59 papes de Pierre à Agapet († 536) (LP I). Il est continué sur le même modèle à un rythme qui a donné lieu à plusieurs hypothèses ici discutées pour arriver à la proposition suivante: un LP II A jusqu’à Boniface V († 625); un LP II B jusqu’à Agathon († 681) et un LP II C jusqu’à Constantin († 715). Ensuite, on peut distinguer, un LP III pour les notices du VIIIe siècle jusqu’à Adrien Ier († 795), et un LP IV avec les vies du IXe siècle jusqu’à Étienne V, mais très peu de manuscrits atteignent ce dernier pontificat. La plupart des copies anciennes sont franques et conduisent jusqu’à Étienne II qui a sacré Pépin III en 754.
Le contexte historique de production de la première compilation (LP I) est celui de l’établissement des rois barbares, dont Théodoric en Italie auquel les Romains ont fait plutôt bon accueil; de la guerre de Justinien contre les Goths qui n’est pas perçue comme une libération; des tensions consécutives entre Rome et Byzance, tandis que les Lombards s’installent. Ajoutons à cela les débats doctrinaux entre un pape orthodoxe et des empereurs qui prennent parti dans les discussions théologiques. C’est dans une Rome finalement assez autonome entre les divers pouvoirs, cosmopolite et polyglotte, que s’écrit le »LP«. Il doit être lu comme une réponse romaine et pontificale à la crise qui secoue l’Italie avec l’intervention des armées byzantines et les conflits latents avec l’empire de Constantinople.
Dans les notices du »LP«, le peuple (populus, plebs, fideles, Romani) est un protagoniste essentiel. Il est actif dans les élections pontificales disputées. Il accueille la prédication des évêques, reçoit leurs bienfaits en cas de catastrophe, participe aux processions, en particulier aux translations de reliques qui le relie aux martyrs de Rome. Quant à la cité elle-même, les premiers évêques l’ont organisée en sept diaconies, elles-mêmes divisées en sept sous-diaconies, et ont créé 25 tituli pour les besoins de fidèles. Le »LP« »textualise« donc l’espace de la cité de Rome, en établit une »carte mentale« pour ses lecteurs ou auditeurs. Il s’agit de bien autre chose qu’un itinéraire en raison de la présence du peuple romain et des papes eux-mêmes, successeurs de l’apôtre Pierre, numéro un d’une liste ininterrompue depuis un demi-millénaire au moment de la première rédaction.
Le »LP« inscrit la succession apostolique dans cette carte mentale de Rome en rassemblant et résumant les traditions concernant le princeps apostolorum et ses successeurs des trois premiers siècles contenus dans nombre d’œuvres que nous connaissons aujourd’hui mais que les auteurs ne connaissaient pas forcément. Ils fondent ainsi en un discours construit à partir de la notice de Pierre, l’identité chrétienne de la communauté de Rome dès le temps des empereurs païens: 24 des 33 papes avant Sylvestre ont été martyrisés. Ce qui laisse apercevoir, en creux, la fragilité de cette première communauté chrétienne et de ses évêques, mais pose bien ces derniers dans les mémoires comme les leaders de la communauté romaine, dès avant la conversion de Constantin.
Cette dernière est mise au crédit du pape Sylvestre Ier dont la notice donne une version favorable à l’empereur qui aurait été baptisé dans l’orthodoxie. Sylvestre est présenté comme l’instrument de la conversion de l’empereur. Il valide le concile de Nicée, son credo et sa condamnation de l’arianisme en se prononçant »pour toute l’Église«. Il distribue des biens-fonds et donne des équipements liturgiques précieux aux églises. Avec lui, l’évêque de Rome est devenu évergète et remplace l’empereur comme principal bienfaiteur de la cité. Sa notice est la première à incorporer une liste de constructions très nombreuses, impériales sans doute, mais presqu’immédiatement intégrées au patronage pontifical. L’exemple de la basilique constantinienne (Saint-Jean-de-Latran) et du baptistère, réputé construit sur le lieu du baptême de Constantin, illustre le processus et l’examen de la présentation de toutes les basiliques romaines des IVe et Ve siècles évoquées dans le »LP« et va dans le même sens. La conversion du Panthéon en église Saint-Marie-des-Anges-et-des-Martyrs au VIIe siècle est un dernier exemple: un des monuments les plus emblématiques de Rome est ainsi intégré à la liturgie publique du pape dans la cité.
En effet, chaque construction pontificale ou »pontificalisée« devient aussi lieu de rassemblement des fidèles autour de saints qui font partie du passé de la cité. Ainsi se sont mis en place des rituels d’appartenance d’où découle une liturgie romaine organisée par l’évêque: un calendrier liturgique est élaboré, des textes sont sélectionnés pour l’office et la messe, et cette liturgie romaine, expression de la mémoire culturelle de la cité, est adoptée dans un grand nombre d’églises. Pour évoquer la liturgie autour des évêques de Rome, les auteurs du »LP« doivent prendre en compte un certain nombre de doctrines et de pratiques qui relèvent de la théologie et du droit et ils les présentent comme d’application universelle, au moins en Occident. Ainsi l’évêque de Rome, dans et par le texte du »LP«, serait-il devenu le pape au sens où on l’entend depuis.
Restait à examiner les manuscrits, dont Rosamond McKitterick donne un inventaire et mène une étude systématique dans un dernier chapitre, pour essayer de voir comment concrètement, ces constructions textuelles ont été reçues. Pas de manuscrit romain pour ce texte rédigé à Rome à partir de 536, et le plus ancien manuscrit italien est du VIIe siècle. Mais la plupart des manuscrits, complets ou abrégés, sont des VIIIe et IXe siècles et d’origine franque. Les Francs, probablement la cour carolingienne – ou un lieu étroitement associé comme l’abbaye de Saint-Denis – semblent bien à l’initiative des copies et des réécritures carolingiennes. Les parallèles textuels avec le »Codex epistolaris Carolinus« suggèrent que les deux ensembles auraient participé d’une même intention à la fin des années 780 ou au début des année 790: conforter l’autorité pontificale et consolider l’association de Rome avec les Francs qui allait avoir les conséquences que l’on sait.
C’est à travers le »LP« que nous autres, historiens du XXIe siècle, avec toute l’attention critique nécessaire dont Rosamond McKitterrick donne une démonstration magistrale, avons tendance encore à lire et comprendre l’histoire de Rome devenue chrétienne et de ses évêques devenus les papes et donc de l’Église au moins d’Occident. C’est bien par le »LP« que la papauté a été »inventée«.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Michel Sot, Rezension von/compte rendu de: Rosamond McKitterick, Rome and the Invention of the Papacy. The Liber Pontificalis, Cambridge (Cambridge University Press) 2020, 271 p. (The James Lydon Lectures in Medieval History and Culture), ISBN 978-1-108-83682-1, GBP 29,99., in: Francia-Recensio 2023/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.4.101295