Le livre retranscrit le texte des propos tenus les 15 et 16 mars 2023 à la Bibliothèque nationale de France, dans le cadre des »conférences Léopold Delisle« – dédiées à offrir au public des synthèses érudites et inédites sur le thème du livre et des manuscrits – par Juliette Olszowy-Schlanger, membre de la British Academy, directrice d’études à l’École pratique des hautes études, responsable de la section hébraïque de l’Institut de recherche et d’histoire des textes et fellow à Corpus Christi College (Oxford).
L’objet de ce cycle de conférences était l’étude de la rencontre entre juifs et chrétiens autour du livre: la production et la circulation des livres au sein des communautés juives, les sentiments suscités par eux au sein de la société chrétienne environnante, de l’admiration à la haine, l’intégration par la tradition juive de techniques et d’esthétiques nouvelles venues de la sphère chrétienne et influant sur la matérialité du livre juif. Ce dernier, en effet, est ici abordé comme objet matériel, œuvre certes d’écrivains-auteurs, mais aussi d’artisans (parcheminiers, scribes, enlumineurs), tandis que le versant »diffusion« sollicite marchands, lecteurs et collectionneurs.
L’autrice a organisé son propos autour des deux »piliers de la sagesse juive«, la Bible juive (Torah) et le Talmud, ces deux »leçons« thématiques étant précédées d’un »chapitre« introductif destiné à délimiter l’étude (qu’est-ce que le »livre juif« dans la »France du Nord« médiévale, quel en est le corpus?) et à en fixer le cadre géographique (soit l’ensemble de la zone linguistique d’oïl, débordant, en Empire, sur la Lorraine et le comté de Bourgogne, et augmentée – il aurait été utile de justifier cette inclusion – de la Savoie et du Dauphiné, terres de parler franco-provençal) et chronologique (de la seconde moitié du XIIe à la première moitié du XVe siècle).
Le texte de chacune des trois conférences s’étend sur une vingtaine de pages. Des références inscrites en marge du texte renvoient à un cahier d’une quarantaine de belles reproductions relatives à une trentaine de manuscrits, sous le format de la pleine page ou en agrandissements. Un glossaire bien venu, deux index (localisation des manuscrits cités et noms de personnes) et la bibliographie complètent cet ouvrage ramassé, d’une rédaction claire et élégante, agrémentée de citations de sources, juives ou chrétiennes.
La première partie de l’ouvrage interroge la place et le statut du »livre juif en pays chrétien«, en Tsarfat, soit l’aire de langues d’oïl, composante du monde, plus vaste, du judaïsme ashkénaze. Au sein de cet ensemble, la culture du livre juif de Tsarfat mais aussi de l’Angleterre sous pouvoir normand, représente, depuis les plus anciens manuscrits aujourd’hui conservés (seconde moitié du XIIe siècle), une tradition textuelle, matérielle et graphique propre, distincte à la fois des usages des parties plus orientales du monde ashkénaze et, au sud, de la tradition du monde sépharade: centralité du Talmud et son étude, marquée par la tradition des tossaphistes issue de l’enseignement de Rashi et de ses disciples, rituel de prières distinct, emploi fréquent de termes venus de la langue d’oïl transcrits en caractères hébraïques, style particulier d’écriture, de composition de la page et de réalisation des illustrations, ouverture à des traits de culture non juive, notamment dans l’environnement des premières institutions universitaires. L’autrice insiste à plusieurs reprises sur l’importance de la place de la langue vernaculaire dans la vie quotidienne comme dans la vie savante des juifs de Tsarfat; de même propose-t-elle, révisant l’avis de Colette Sirat, de revoir à la hausse la capacité de certains juifs à comprendre le latin. Les manuscrits hébreux de la France du nord attestent, en définitive, de la proximité entre juifs et chrétiens et le corpus pris en compte reflète, »au-delà des antagonismes interconfessionnels, les subtils processus d’acculturation aux pratiques et aux techniques du livre chrétien«.
Dans la seconde leçon, l’autrice porte son attention sur »la Sagesse de la Bible«, pistant tous les signes qui en font, entre savants juifs et chrétiens, »un espace de dialogue«, tout en reconnaissant que l’intérêt croisé pour la »Bible de l’autre« était gouverné par des motivations dissemblables, s’attachant aux apports du texte hébraïque pour les chrétiens, à la matérialité et à l’esthétique des bibles chrétiennes pour les juifs. Le regard de l’autrice diffère ici assez notablement de celui de son prédécesseur sur le même objet (Denis Lévy-Willard, »Le livre dans la société juive médiévale de la France du Nord«, 2008), cité dans la bibliographie et, une seule fois, en note.
La troisième leçon (»›Brûlé par le feu‹. Le Talmud en France et ses chemins de survie«) rappelle la place centrale acquise par cette »Torah orale« dans la vie juive de Tsarfat et souligne que son »brûlement« public, à Paris en 1242, est aussi une remise en cause par les autorités chrétiennes dominantes de l’autonomie juridique dont jouissaient coutumièrement les juifs. L’autrice opère enfin une étude détaillée de deux des rares exemplaires du Talmud ayant échappé aux poursuites, ceux de Florence et de Munich.
L’autrice voudra bien autoriser le recenseur, auvergnat d’adoption, à relever un passage qui lui paraît d’interprétation contestable (p. 17): évacuer prestement le titre nobiliaire attribué au dédicataire de la »Chronique« en français (1244) de Moïse Abraham (Mesires li quens Guillaume dauvergne qui convoite a avoir et a savoir les naissances et les lignies des le commencement del siècle […] et les fet escrire en cest livre … ) sur l’argument que le »modeste seigneur de Vic-le-Comte« ne saurait être le dédicataire (et le commanditaire) du savant ouvrage, et lui préférer l’évêque de Paris Guillaume d’Auvergne (lequel ne saurait être qualifié de quens), c’est méconnaître que le »modeste seigneur« auvergnat, est, depuis 1225, l’époux d’Adélaïde (ⴕ 1265), fille du duc Henri Ier de Brabant et de Mathilde de Boulogne, issue de la branche flamande des ducs de Haute-Lorraine, et qu’il a, en 1238, marié sa fille Marie à Gauthier VI Bertout, seigneur de Malines: Guillaume X, comte d’Auvergne, jouit donc, par son épouse – qui, issue d’un lignage ducal bilingue et habitué aux rapports avec les communautés juives du Brabant, est, peut-être, la vraie destinataire de l’ouvrage – d’un puissant réseau d’alliances matrimoniales dans la haute noblesse de la France du nord et du Saint-Empire.
Voilà qui n’entache en rien la qualité d’ensemble d’une réflexion érudite et stimulante qui, sans amoindrir les difficultés vécues par les communautés médiévales, s’inscrit dans une vision optimiste de l’histoire du judaïsme et de ses rapports de »réciprocité dissymétrique« à la société chrétienne englobante.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jean-Luc Fray, Rezension von/compte rendu de: Judith Olszowy-Schlanger, Des juifs, des chrétiens et des livres. Manuscrits hébreux médiévaux de la France du Nord, Paris (Éditions de la Bibliothèque nationale de France) 2023, 128 p., 36 ill. (Conférences Léopold Delisle), ISBN 978-2-7177-2882-8, EUR 29,00., in: Francia-Recensio 2023/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.4.101300