Avec cet ouvrage, tiré d’une thèse de doctorat en histoire du Moyen Âge soutenue à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, sous la direction de Régine le Jan, Claire Tignolet relève avec brio le défi d’écrire la biographie d’un grand prélat du haut Moyen Âge, Théodulf, proche de Charlemagne et évêque d’Orléans de 798 à 818. L’exercice n’est pas aisé: le genre biographique est souvent considéré avec réserve par les historiens médiévistes, en raison des limites de la documentation. Ce livre démontre tout le contraire: à partir d’un corpus de sources, nombreuses mais éparpillées, comprenant des écrits de Théodulf lui-même, des témoignages des sources contemporaines et plus tardives, ainsi que des traces de son activité livrées par la documentation diplomatique, les manuscrits ou les vestiges matériels, l’autrice offre une biographie vivante qui répond à ses objectifs: (1) comprendre le parcours singulier de Théodulf, en élucidant les enjeux de sa déposition et de son exil; (2) renouveler l’étude du gouvernement impérial, en décentrant le regard sur un proche du souverain, concepteur et acteur de la réforme carolingienne; (3) s’interroger sur la représentativité du parcours et de l’action de Théodulf parmi les élites de gouvernement, en mettant en avant la dimension individuelle des réformes carolingiennes.

À ces fins, le propos est subdivisé en quatre chapitres équilibrés, accompagnés d’un prologue et d’un épilogue. Dans le prologue, l’autrice choisit de commencer par la fin, en s’interrogeant sur la déposition de Théodulf d’Orléans (818), à la suite de la révolte de Bernard d’Italie. Cette déposition, qui a marqué les contemporains, a-t-elle entraîné une forme de damnatio memoriae, dommageable pour la documentation? Forte d’une réponse négative, Claire Tignolet attaque son enquête biographique. Le chapitre 1 se concentre sur la construction du souvenir et de la mémoire du prélat, en examinant toutes les mentions de Théodulf dans la documentation (historiographie carolingienne, hagiographie et historiographie locales, incluant des sources jusqu’au XIIe siècle, vestiges matériels). La mémoire théodulfienne est finalement assez ample, tout en étant soumise à des variations propres aux contextes locaux.

Le chapitre 2 envisage, à travers l’étude des déplacements de Théodulf, les formes et enjeux géopolitiques de la mobilité des élites, dans le cadre du gouvernement carolingien. Le parcours de Théodulf est retracé de manière chronologique, depuis l’Espagne jusqu’à la cour, avec une étape en Septimanie, puis l’installation dans l’Orléanais, et l’exil final à Angers. Une dernière partie reconstitue les déplacements de Théodulf en tant qu’agent du roi. Finalement, ce tableau montre que la mobilité de Théodulf est avant tout polarisée par les souverains (attractivité de la cour, missions, déposition).

Le chapitre 3 aborde l’action réformatrice de l’évêque d’Orléans, en considérant la réforme à l’échelle locale et individuelle, plutôt qu’à l’échelle du royaume. Cette personnalisation des réformes se justifie car les bilans sont tributaires des sources conservées: à cet égard, le corpus théodulfien est exceptionnel. Il offre un riche aperçu de l’engagement réformateur de Théodulf comme savant prolifique, agent de la mise en ordre carolingienne, bâtisseur et artisan de la Renaissance carolingienne. L’ampleur des sources ici mobilisées permet à l’autrice de dégager de manière très convaincante la spécificité de l’engagement de Théodulf. Celui-ci ne s’est pas contenté de participer à l’élaboration de la réforme ou de l’appliquer, mais au contraire a contribué, par ses missions et sa production littéraire, à innover. Ses écrits érudits et élitistes prouvent l’exigence de son engagement intellectuel dans la réforme; il se distingue d’Alcuin, plus pédagogue, ou d’Arn de Salzbourg qui réforme en négociant et en mobilisant ses relations personnelles.

Est-ce à dire que les réseaux de l’évêque d’Orléans sont plus restreints que ceux de ses homologues? C’est justement à cette question des réseaux théodulfiens que s’attelle le chapitre 4. Parce que la documentation présente davantage de textes émanant de Théodulf lui-même que de témoignages à son sujet, l’autrice décrit un réseau égocentré qui éclaire les relations que le sujet perçoit et exhibe. En dépit de son origine étrangère et de sa dette vis-à-vis de Charlemagne à qui il doit sa carrière, Théodulf a développé un solide réseau personnel, dans le monde ecclésiastique (en Septimanie et à la cour) et parmi l’aristocratie laïque, avec des parents de Charlemagne, des grands aristocrates et des agents locaux du souverain. Cette étude montre que sa destitution résulte d’enjeux locaux et impériaux, fortement imbriqués: Théodulf est écarté en raison de ses liens avec le réseau qui soutient Bernard d’Italie mais aussi à cause de l’affirmation nouvelle à la cour impériale de rivaux locaux, les comtes Matfrid d’Orléans et Hugues de Tours.

Dans un épilogue séduisant, l’autrice formule l’hypothèse nouvelle d’un retour en grâce de Théodulf, en se fondant sur deux éléments: l’étude d’un poème, »Hesperia genitus«, anonymement transmis et souvent éludé, qui célèbre le parcours de l’évêque et insiste sur son innocence et son retour en grâce; et l’observation de la circulation des poèmes d’exil de Théodulf. Peut-être l’évêque était-il moins isolé que sa chute brutale en 818 ne le laissait supposer? La démonstration est convaincante; en outre, admettre le retour en grâce de Théodulf conforte tous les éléments rassemblés dans les quatre chapitres de cette biographie: c’est parce que Théodulf était un lettré carolingien influent que son œuvre a été bien conservée, et que les mentions de son nom sont aussi nombreuses dans les sources, malgré l’ombre portée à sa carrière par la disgrâce de 818.

Finalement, cet ouvrage démontre l’efficacité de la démarche biographique pour renouveler notre regard sur le gouvernement impérial carolingien, en retraçant le parcours particulier d’un grand lettré, proche des souverains; la confrontation minutieuse des sources convoquées et la grande maîtrise de l’historiographie carolingienne permet à l’autrice d’offrir un tableau riche de la vie de Théodulf, de ses activités multiples, du réseau de relations qu’il entretenait dans l’Empire et de son rôle individuel dans la réforme orléanaise. Les œuvres de Théodulf sont systématiquement replacées dans leur contexte de rédaction et reliées aux travaux historiographiques déjà existants; ce faisant, l’autrice offre une synthèse qui deviendra une référence, un point de départ pour tous les travaux encore à mener sur les œuvres théodulfiennes. Enfin, l’ouvrage procure de petits dossiers précieux sur des thèmes liés aux transformations de la société impliquées par la politique carolingienne: par exemple sur la construction d’une nouvelle morale laïque, à partir du poème »Versus ad judices« (p. 135–137), en liant les thèmes abordés par Théodulf dans ce poème à ceux qui sont privilégiés par d’autres lettrés (Alcuin, Paulin d’Aquilée ou Arn de Salzbourg).

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Caroline Chevalier-Royet, Rezension von/compte rendu de: Claire Tignolet, Théodulf d’Orléans (vers 760–821). Histoire et mémoire d’un évêque carolingien, Turnhout (Brepols) 2023, 276 p., ill. en coul. (Haut Moyen Âge, 46), ISBN 978-2-503-60158-8, EUR 80,00., in: Francia-Recensio 2023/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.4.101304