Depuis deux décennies, de nombreux travaux sur le queenship ont permis d’éclairer le rôle politique joué par les reines, seules ou en partenariat avec leur époux ou leur fils. Très peu d’études se sont intéressées aux quatre-vingts reges pueri présents sur les trônes des monarchies d’Europe occidentale entre le XIe et le XVe siècle. Le livre d’Emily Joan Ward vient donc utilement étudier, du milieu du XIe au milieu du XIIIe siècle, à travers chartes, lois et coutumes, chroniques, récits hagiographiques, miroirs aux princes et littérature, le child kingship en centrant sur huit enfants devenus roi avant l’âge de quinze ans: Henri IV et Frédéric II (Empire), Philippe Ier, Philippe II et Louis IX (royaume de France), Malcolm IV et Alexandre III (Écosse) et Henri III (Angleterre).
À partir du XIe siècle, comparé aux périodes mérovingiennes et carolingiennes, le pouvoir royal exercé par un enfant est de mieux en mieux accepté. Cette évolution s’explique par le triomphe de l’hérédité du pouvoir, l’essor de la primogéniture et l’exclusion des bâtards du trône (faisant exception l’Empire qui privilégie plus longtemps une mentalité élective). Je me demande s’il ne faut pas aussi chercher des raisons dans la prise en compte accrue des spécificités de l’état d’enfance. Durant le Moyen Âge central où les représentations culturelles du pouvoir sont pensées à l’âge adulte, il est nécessaire de légitimer l’accession d’un enfant à la royauté en convoquant des modèles bibliques: Joas, roi de Judée à sept ans, Josias, roi à huit ans, voire le Christ. L’autrice remet en cause l’idée selon laquelle, pour les médiévaux, un enfant placé sur le trône entraîne le chaos. Lorsque ces derniers citent la fameuse phrase de l’Ecclésiaste (10, 16), »malheur à toi, pays dont le roi est un enfant«, ils expriment davantage une crainte à l’égard d’un royaume gouverné par un adolescent que par un enfant. L’opposition du pape Innocent III à la prétention au trône impérial du roi de Sicile Frédéric II en 1200 ou 1201 tient moins à l’âge de ce dernier (moins de sept ans) qu’à des facteurs géopolitiques et idéologiques.
Il faut donc préparer le fils du roi à régner. On trouvera assez peu d’éléments sur l’éducation et les »miroirs aux princes«, aspects déjà très bien connus. En revanche, l’autrice étudie comment l’enfant aîné mâle est associé et intégré au trône, de manière très précoce. Dès la naissance, des fêtes, des réjouissances et des donations viennent marquer les esprits collectivement ou individuellement, des laïcs et encore davantage des clercs, gardiens privilégiés de la mémoire. Quand naît le futur Henri IV, le 11 novembre 1050, son père offre des biens fonciers aux églises Saint-Simon et Saint-Jude à Goslar, lieu de memoria de la dynastie salienne. Certains actes sont datés du jour de la naissance du fils aîné du roi. Signe de reconnaissance essentiel, dans les documents, le futur héritier, âgé d’un, deux ou trois ans, appelé auparavant infans, proles, filius ou liberus, commence à être désigné par son nomen. Lorsque des écrits relatifs à la laudatio parentum sont produits, on découvre sa manu propria. Ainsi, en août 1170, lorsque Louis VII dote le prieuré de Nemours d’une rente annuelle perpétuelle, le futur Philippe II, qui vient juste de fêter son cinquième anniversaire, donne son accord. Comme la pratique de la laudatio parentum décline pour finir par disparaître après 1250, »les enfants royaux, par conséquent, ont vécu la transition de la mémoire à la trace écrite (›from memory to written record‹) comme le passage d’une spécificité à l’anonymat« (p. 108).
La manière la plus sûre d’associer le futur roi au trône pour un meilleur enracinement dynastique se fait lors des rituels et des cérémonies. Le couronnement précoce du futur héritier est une pratique très fréquente en France et dans l’Empire (beaucoup plus rare en Écosse et en Angleterre): Henri III a été couronné à trois ans le 17 juillet 1054, Philippe Ier à sept ans en 1059. Pendant cette »cohabitation gouvernemental«, l’enfant est désigné par les termes de sub regalus ou designatus rex (Dei Gratia), moins souvent par rex electus. Selon moi, l’ajout d’un adjectif atteste que ce roi-là a quelque chose de moins que son père et qu’il est second. L’enfant-roi participe aussi très tôt aux entreprises diplomatiques. Il reçoit parfois une délégation de pouvoir pour prêter ou recevoir un hommage au nom de son géniteur. Étienne, le roi d’Angleterre, autorise son fils Eustache (1129–1153), qui a entre six et huit ans (mais qui mourra un an avant son père) à prêter l’hommage pour la Normandie à Louis VII en mai 1137, une manière pour le souverain de faire accepter à l’avance et de préparer politiquement les communautés à soutenir l’héritier. Enfin, cette association se donne à voir au moment de la mort du roi. Tous les chroniqueurs insistent sur la présence de la reine et du futur roi en larmes, lors des derniers instants du souverain. L’impératrice Agnès et le futur Henri IV, âgé de quatre ans, assistent à la mort d’Henri III le 6 octobre 1056. Le futur Philippe Ier, âgé de huit ans, est à Dreux avec sa mère Anne lors du décès d’Henri Ier le 4 août 1060. L’autrice fait toutefois remarquer que la présence de la reine et de l’enfant au chevet du roi mourant décroit au XIIIe siècle car les campagnes militaires plus longues et l’engagement dans les croisades augmentent la distance géographique entre le souverain et le couple mère-enfant.
L’autrice réfute la notion de régence, qu’elle considère comme un terme anachronique pour la période du Moyen Âge central car c’est d’abord pour le roi-enfant que l’on réserve le champ lexical de regimen, regere. Il exerce le pouvoir avec (cum) sa mère qui ne règne pas à sa place. C’est la raison pour laquelle, pour désigner le rôle politique maternel ou familial de l’entourage, l’autrice préfère utiliser la terminologie de la tutelle (guardianship ou tutelage) historiquement plus juste. La période durant laquelle un enfant est seul sur le trône nécessite encore plus qu’à d’autres moments un gouvernement par le conseil, une coopération des grands, des barons et des prélats. Les chartes royales s’adaptent et prennent acte de l’état puéril du roi, désigné par parvulus, regulus ou en tenera aetas. Le 15 avril 1064 un diplôme délivré à Liège désigne Henri IV comme puer gratia dei Romanorum rex augustus. Cette prise en compte s’estompe au tournant des XIIe–XIIIe siècles, en grande partie parce que les documents royaux deviennent de plus en plus standardisés.
L’autrice nuance la violence exercée à l’encontre de l’enfant accédant à la royauté par contestation du principe dynastique, phénomène à la fois exagéré par les chroniqueurs contemporains et par une historiographie qui a longtemps considéré qu’au Moyen Âge, seul un pouvoir adulte pouvait être légitime et accepté. Elle étudie toutefois les différentes formes de conflits en s’intéressant particulièrement au kidnapping du roi comme forme de contestation politique: celui d’Henri IV à Kaiserswerth en 1062 à l’âge de onze ans, celui de Frédéric II, âgé d’à peine sept ans, à Palerme en 1201 et celui, avorté, de Louis IX à l’âge de douze ans environ entre Orléans et Paris en 1228 ou 1229. L’autrice s’intéresse enfin au passage de l’enfant roi à l’âge adulte, période de transition mal considérée à cause des préjugés très négatifs attachés à »l’adolescence« médiévale (groupe d’âge chaud et colérique où s’éveille la sexualité) mais fortement marquée par des rites de passage essentiels: l’adoubement (Philippe Ier, à quinze ans, Malcolm IV à dix-huit ans, Louis IX à douze ans) et l’usage du sceau. Ce dernier ne s’acquiert complètement qu’à la mort du père. Henri, fils d’Henri II d’Angleterre, a dû attendre l’âge de quinze ans pour recevoir son premier sceau juste après son couronnement en juin 1170. Henri (VII), fils aîné de Frédéric II fait figure d’exception, doté d’un sceau dès l’âge de six ou sept ans. Mais, jusqu’à la mort du père, une hiérarchie entre les deux sigillants royaux demeure. Jusqu’en 1108, date de sa mort, seul Philippe Ier est représenté en majesté avec les attributs royaux, assis sur un trône, barbu, coiffé d’une couronne au cercle orné de trois fleurs de lis, vêtu d’une longue robe à manches étroites et d’un manteau agrafé sur l’épaule tenant dans sa main droite levée une sorte de tige terminée par trois pétales et de la gauche, un long sceptre fleurdelisé. Le sceau du »roi désigné«, le futur Louis VI, est, en revanche, de type équestre, féodal, évoquant une fonction guerrière subordonnée. Ce n’est qu’après la mort de Philippe que Louis VI dispose d’un sceau en majesté (qui ressemble fort à celui de son père).
L’ouvrage d’ Emily Joan Ward me paraît donc original et novateur. Il montre comment les monarchies occidentales du Moyen Âge central ont su s’adapter en intégrant et en acceptant l’enfant comme roi, lui attribuer des vertus positives et en faire parfois un modèle de pouvoir et d’autorité. Il pointe de nombreuses spécificités de la période considérée, toujours soucieux de montrer les changements qui s’opèrent au cours du premier XIIIe siècle. À juste titre, il insiste sur l’aîné des garçons, celui qui doit prendre la succession. Mais, dans la société médiévale, il est fondamental de tenir compte de ce que j’ai appelé ailleurs la »loi de déprogrammation«. Dans un contexte de mortalité très forte, l’aîné d’une famille, y compris dans le milieu royal, n’est jamais que le plus âgé des survivants à un moment donné. Il faut distinguer entre »rang de naissance« et »ordre dans la fratrie« car il n’y a pas toujours adéquation entre les deux. Tout projet éducatif médiéval, aussi celui qui consiste à faire un roi, doit donc prévoir une »loi de déprogrammation«. Des cadets, non initialement destinés à recevoir la couronne, sont devenus roi. Ils sont un peu oubliés. Le sous-titre, »Boys Kings«, est clair et annonce le projet. Mais, on aurait pu lire davantage d’éléments sur l’éventuel pouvoir exercé par les filles, même si on sait qu’il ne peut pas être monarchique. À la même époque, dans d’autres espaces de la chrétienté, celui de Léon-Castille au XIe siècle par exemple, les filles et les sœurs royales font partie intégrante du système de gouvernement au même titre que le roi, la reine et les héritiers mâles. Souvent non mariées, ces jeunes femmes ont aussi joué un rôle clé dans l’histoire politique et la survie dynastique grâce aux terres qu’elles possèdent, connues plus tard sous le nom d’infantazgo1.
Sans doute aussi l’autrice aurait-elle pu insister davantage sur les ambitions maternelles que les reines nourrissent pour leurs enfants2. La prise en compte des cadets, des filles et des mères auraient permis d’ajouter une vision encore moins monolithique du kinship que Emily Joan Ward s’applique fort heureusement à déconstruire. Ce dernier n’est pas toujours masculin et vertical. La transmission médiévale ne se réalise pas seulement de père à fils aîné. Il faut également prendre en considération ce qui émane de la branche maternelle, ce qui est destiné aux filles et des perturbations au sein de la fratrie royale.
Quoi qu’il en soi, cet ouvrage prouve indéniablement que l’histoire de l’enfance est entrée dans une phase de grande maturité puisqu’elle permet aussi d’offrir une solide et nouvelle grille de lecture à celle des monarchies occidentales.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Didier Lett, Rezension von/compte rendu de: Emily Joan Ward, Royal Childhood and Child Kingship. Boy Kings in England, Scotland, France and Germany, c. 1050–1262, Cambridge (Cambridge University Press) 2022, 300 p. (Cambridge Studies in Medieval Life and Thought. Fourth Series, 120), ISBN 978-1-108-83837-5, GBP 90,00., in: Francia-Recensio 2023/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.4.101307