Dans cet ouvrage l’Auteur s’intéresse à l’analyse des discours prononcés par leurs chefs à des armées croisées, avant ou pendant la bataille, pour susciter les émotions des combattants et leur préciser les buts de leur combat. Contrairement à John Bliese, pour lequel ces discours de bataille sont largement interchangeables, Wilson y voit une grande diversité et cherche à définir la manière dont les orateurs comprennent la croisade et la distinguent de la guerre »séculière«. Ces discours révèlent l’évolution de l’idéologie de croisade depuis sa formulation par Urbain II lors du concile de Clermont, jusqu’au premier quart du XIIIe siècle.
La démonstration se déroule en cinq gros chapitres. Dans le premier, l’Auteur montre ce que le discours de bataille doit à la rhétorique classique: un art d’enseigner, d’émouvoir et de faire plaisir, en cherchant à faire l’éloge d’un individu ou d’un groupe pour rehausser sa réputation et lui faire accomplir de grandes choses. Les modèles sont à rechercher à la fois dans la rhétorique classique, auprès de Cicéron, Salluste, Lucain et Joseph, et dans la Bible, le psautier, chez les pères de l’Église, dans l’Évangile selon saint Mathieu et les épitres de saint Paul. L’écriture de la rhétorique de bataille subit l’influence du contexte ecclésial et monastique, surtout de la réforme grégorienne qui oblige à écrire sur la guerre en considérant le statut moral et spirituel des combattants. Pour ce faire, les chroniqueurs se réfèrent aux exemples (exempla) martiaux du passé pour susciter l’émulation, en usant d’un style simple pour atteindre une large audience, tandis que d’autres, intéressés par la culture de l’élite laïque, se targuent d’écrire en une langue élaborée pour donner des leçons sur la guerre, la spiritualité et la justice et susciter une réforme morale chez les combattants, les milites Christi.
Le deuxième chapitre examine le texte des »Gesta Francorum«, rédigé semble-t-il, par un clerc proche de Bohémond de Tarente, dès la fin de l’année 1098, qui a influencé nombre de récits de la première croisade. Dans les sept discours de bataille que contient l’œuvre, appel est fait aux vertus martiales des combattants qui participent à la guerre comme un acte de charité aussi valide que le combat du moine contre les forces du mal. La croix que porte le guerrier sur son vêtement est un signe de dévotion personnelle, de pénitence, une expression visuelle de l’imitatio Christi qui le libère du péché, en endurant souffrances et privations pour l’amour de Dieu. La tension vers le Saint-Sépulcre manifeste que la première croisade est avant tout un pèlerinage où l’unité chrétienne est indispensable pour assurer la sécurité de l’expédition. Dans les »Gesta«, les discours de bataille promeuvent une spiritualité pénitentielle, seule à même de procurer la victoire qui vient de Dieu.
La rhétorique de bataille évolue et, après les »Gesta«, ce sont onze chroniques que l’Auteur examine dans son troisième chapitre. Parmi elles, celles de Pierre Tudebode, de Foucher de Chartres, de Baudry de Bourgueil, de Guibert de Nogent et d’Albert d’Aix offrent de nombreux discours de bataille. Ils font appel aux vertus martiales et au désir de gloire et d’honneur, tout en reconnaissant que la prouesse militaire est un don de Dieu, de même que l’honneur, la gloire et la renommée, tandis que la défaite est la conséquence du péché. Dans ces discours, l’Auteur retient un certain nombre de thèmes: la récompense matérielle des croisés, issue de leurs pillages, est décriée car elle nuit à l’unité et à la discipline de l’armée. En celle-ci, pas de distinction de gentes ou de nationes: les croisés sont tous des Francs, tous membres de la familia Christi, tous des frères dans l’unité de la foi. Tous les récits de bataille insistent sur l’aide divine, car c’est Dieu qui dirige de fait l’expédition. Les souffrances éprouvées par les combattants ont un but rédempteur et la mort au combat assure au croisé, athleta Christi, une récompense éternelle. Dans les discours de bataille, le symbole de la croix est omniprésent, signe de victoire et marque de protection exprimant la spiritualité dévotionnelle et pénitentielle de l’expédition. Le thème de l’unité de la familia Christi est central dans les textes postérieurs aux »Gesta«; il est utilisé pour resserrer la cohésion sociale et religieuse de la croisade.
Au fil du XIIe siècle les échecs vont naturellement modifier la tonalité de la rhétorique de croisade. Wilson examine dans son quatrième chapitre le texte du »De expugnatione Lyxbonensi«, le récit de la prise de Lisbonne, une diversion providentielle au sein de la deuxième croisade qui, elle, est bien un échec. Un long discours de bataille reprend les principaux thèmes déjà évoqués à propos de la première croisade. L’aide divine seule peut apporter au combattant le courage et la force qui donnent la victoire, conditionnée par une intention droite, une juste cause et le repentir du pécheur. Ce n’est pas un péché de faire la guerre, mais ce l’est si c’est pour la recherche du butin. La vengeance est justifiée s’il s’agit d’aider des frères chrétiens et de combattre pour l’Église de Dieu. Le discours de bataille en appelle à l’unité spirituelle dans la charité, à la discipline militaire et à la réforme morale des croisés, qualifiés de servi crucis. En effet l’image de la croix est fondamentale dans la représentation de la croisade comme un pèlerinage pénitentiel, entrepris en imitation du Christ. L’échec de la deuxième croisade vient de la punition de Dieu pour les péchés des hommes.
Les revers de la fin du XIIe siècle entraînent un changement radical dans la rhétorique de bataille, que l’Auteur cherche à définir en examinant l’»Itinerarium Peregrinorum« et les »Gesta Francorum«, un texte en deux parties, l’une composée vers 1192 par un clerc au service de Baudouin, archevêque de Canterbury, l’autre vers 1222 sur la base des œuvres de Ralph de Diceto, Roger de Howden et d’Ambroise. L’ouvrage comporte huit discours de bataille qui reprennent en les modifiant les principaux thèmes des chroniques antérieures. Ils insistent sur les vertus martiales, le courage, les prouesses, la loyauté et la réputation, en célébrant davantage les actions humaines que l’intervention divine. Ils exaltent les exploits du roi Richard Cœur de Lion, un héros généreux, mais font preuve d’un grand dédain à l’égard des Français et de leur roi, Philippe Auguste. La rhétorique dévotionnelle et pénitentielle s’efface, sans doute en raison des échecs de la croisade. Symbole universel de rédemption, la croix cesse d’être déployée dans la rhétorique de bataille qui met en avant le thème de la vengeance, en raison de la mort de chrétiens orientaux, de la perte de Jérusalem, de la Vraie Croix et d’une grande partie de la Terre sainte. La vengeance est désormais intégrée totalement à l’idéologie de croisade, comme un service en armes pour le Christ, qui assure la rémission des péchés et, en cas de mort, la récompense du martyre.
La rhétorique de bataille, qui évolue au cours du XIIe siècle, a une fonction d’exhortation et de célébration. Elle aide à la formulation de la guerre sainte et communique des leçons morales et didactiques pour renforcer l’unité de la croisade, l’égalité entre les participants et promouvoir un chemin vers un monde meilleur.
L’Auteur nous offre ainsi un examen très fouillé des discours de bataille, peu étudiés dans l’historiographie des croisades. Il le fait non sans quelque répétition, en reprenant en introduction de chaque chapitre les conclusions des chapitres antérieurs. On regrettera surtout la présentation aberrante d’une riche bibliographie, où les noms des auteurs sont classés par ordre alphabétique des prénoms (Jonathan Riley-Smith et non pas Riley-Smith, Jonathan, selon la norme habituelle), et où les travaux des historiens non-anglophones se font rares.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Michel Balard, Rezension von/compte rendu de: Connor Christopher Wilson, The Battle Rhetoric of Crusade and Holy War, c. 1099–c. 1222, London, New York (Routledge) 2022, 260 p. (Advances in Crusader Research), ISBN 978-0-367-49118-5, EUR 140,42., in: Francia-Recensio 2023/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.4.101308