Invitée en 2021 au Zentralinstitut für Kunstgeschichte de Munich, Charlotte Guichard, directrice de recherches au CNRS, a tiré du Panofsky Professorship ce bref et stimulant ouvrage bilingue (allemand et anglais, avec les traductions en regard), remarquablement illustré. Il fera le bonheur de ceux qui ont lu ses ouvrages précédents. »Les Amateurs d’art à Paris au XVIIIe siècle« (2008); »La Griffe du peintre. La valeur de l’art (1730–1820)« (2018) ont en effet profondément renouvelé l’état de nos connaissances. Il permettra aux autres de découvrir une œuvre originale et passionnante.

Historienne de formation, historienne de l’art de métier, Charlotte Guichard fait dialoguer les sources et les approches pour revisiter l’œuvre de Jean-Antoine Watteau (1684–1721), figure emblématique de la Régence du duc d’Orléans, et tout particulièrement la série des fêtes galantes »maritimes« du peintre. »Le Pèlerinage à l’île de Cythère« est le morceau de réception de Watteau à l’Académie royale de peinture, présenté le 28 août 17171. Le titre de l’œuvre a été modifié en »Fête galante«. Mais il existe également trois autres versions, ainsi qu’une quatrième, aujourd’hui perdue, mais que l’on connaît grâce à la gravure de Pierre Dupin, »Le Départ pour les îles« (reproduite p. 29) consacrée à l’embarquement forcé de femmes pour les îsles.

Les œuvres de Watteau ont fait l’objet de nombreux travaux et de publications récentes, mais ce qui fait l’originalité de l’approche proposée par Charlotte Guichard, c’est le choix de s’intéresser à l’»intention« au sens de Michael Baxandall, c’est-à-dire à la relation entre le tableau de Watteau et les circonstances dans lesquelles il a été produit. Il s’agit donc ici de restituer l’œuvre et la série des fêtes galantes maritimes, aussi bien dans le contexte de la Régence, que dans la dynamique coloniale (d’où le »Colonial Watteau« du titre) de la période marquée par la naissance de la compagnie du Mississipi et le système de Law. Watteau est très lié aux grands financiers et particulièrement à ceux que les contemporains nomment déjà les »nouveaux riches«, qui sont à la fois ses mécènes et ses protecteurs. Watteau est notamment le protégé de Pierre Crozat (1660–1740), le frère du richissime financier Antoine Crozat, directeur de la compagnie de la Louisiane, fondée en 1712, puis refondée en septembre 1717 sous le nom de compagnie du Mississipi. Le tableau de Watteau est exposé au Louvre une semaine avant le lancement de la compagnie du Mississipi le 6 septembre 1717, et pour Charlotte Guichard il ne saurait s’agir d’une simple coïncidence. Un autre protecteur et collectionneur retient l’attention: Jean de Jullienne (1686–1766), directeur de la manufacture des Gobelins. Dans son inventaire après décès, on relève des tableaux de Watteau mais aussi de l’indigo, plante tinctoriale emblématique de l’empire colonial moderne. Jullienne est le propriétaire de la version de l’embarquement pour Cythère conservée aujourd’hui à Berlin, au château de Charlottenburg, celle où le mât du navire où s’embarquent les pèlerins est nettement visible.

La référence au pèlerinage à Cythère est bien antérieure à 1717. On connaît par exemple »Les Trois Cousines«, pièce de Dancourt jouée à la Comédie française (1700), où Mademoiselle Hortense, pèlerine, lance cette invitation à l’intermède III: »Venez dans l’île de Cythère/En pèlerinage avec nous/Jeune fille n’en revient guère/Ou sans amant ou sans époux;/Et l’on y fait sa grande affaire/Des amusements les plus doux«, à laquelle Monsieur Touvenel répond: »Pour s’engager dans ce voyage/Il ne faut point tant de façon;/Je ne veux pour tout équipage/Que mon amour et mon bourdon;/Et, pour avoir soin du ménage,/Marotte, Colette, ou Louison«. Elle reprend: »Nous irions ensemble à la Chine,/Sans avoir écu ni denier;/Jeune et gentille pèlerine/Porte toujours de quoi payer:/L’Amour prend soin de la cuisine,/Et Bacchus est le sommelier«.

L’association entre le pèlerinage galant et l’ouverture à de nouveaux horizons est déjà bien présente ici. Elle n’est pas isolée mais fait écho à une production abondante qui entre en résonnance avec les nouvelles perspectives dessinées lors du changement de règne, du retour à la paix et de l’organisation d’un grand dessein à la fois colonial (vers les Indes occidentales et orientales), commercial et financier.

Charlotte Guichard revisite aussi d’autres pistes particulièrement stimulantes en rapprochant le commerce galant, qui fait la force de cette sociabilité des années Régence, du »doux commerce« associé à Montesquieu et plus généralement aux Lumières. L’article »Commerce« de l’»Encyclopédie« de Diderot est de ce point de vue tout à fait révélateur puisqu’il débute par cette définition: »On entend par ce mot, dans le sens général, une communication réciproque. Il s’applique plus particulièrement à la communication que les hommes se font entre eux des productions de leurs terres et de leur industrie. La Providence infinie, dont la nature est l’ouvrage, a voulu, par la variété qu’elle y répand, mettre les hommes dans la dépendance les uns des autres: l’Être suprême en a formé les liens, afin de porter les peuples à conserver la paix entre eux et à s’aimer, et afin de réunir le tribut de leurs louanges, en leur manifestant son amour et sa grandeur par la connaissance des merveilles dont il a rempli l’univers. C’est ainsi que les vues et les passions humaines rentrent dans l’ordre inaltérable des décrets éternels«.

Ces deux commerces ont en commun de mettre en communication les individus, de les ouvrir les uns aux autres et de les enrichir mutuellement. Dans la fête galante maritime, la perspective coloniale est une ouverture féconde à l’autre, à ses richesses. Bien sûr, la traite négrière, la domination coloniale et l’appropriation des ressources (voire leur prédation) sont bien présentes et l’autrice insiste sur la captation des richesses comme sur le peuplement forcé – c’est le sens même de la gravure de Dupin –, mais l’accent est mis dans cette production artistique sur la séduction qu’exercerait la colonisation »à la française« sur les peuples et les territoires des Indes. La figure du »sauvage galant« devient très présente au théâtre, comme l’atteste le succès durable de l’»Arlequin sauvage« (1721).

La Régence favorise clairement cette entreprise coloniale comme elle incite les particuliers et institutions à y investir leurs capitaux. Le plafond de la Banque royale (p. 7) illustre particulièrement cette rencontre entre projets artistiques et financiers. Les financiers qui soutiennent Watteau sont à la fois des investisseurs, des collectionneurs et des amateurs et cette »communication réciproque« entre les finances et les arts porte ses fruits tout au long du siècle.

Alors qu’après la Régence et malgré la faillite de Law, les intérêts coloniaux ne faiblissent pas, les »Indes galantes« de Rameau (1735), jouées à l’Académie royale de musique, exaltent ainsi la conquête galante. La civilisation galante exportée par la France doit s’imposer en Nouvelle-France et dans l’ensemble des horizons coloniaux.

Charlotte Guichard déborde largement et avec bonheur le temps de la Régence pour évoquer les années 1760 dans »1763: Watteau en Guyane«, qui clôt son étude. Comme après la fin de règne éprouvante de Louis XIV, elles sont marquées par la défaite, celle de la guerre de Sept Ans (1756–1763). Si les îles de la Caraïbe ont été conservées au traité de Paris, en revanche l’Amérique du Nord a été perdue. Le duc de Choiseul cherche à relancer l’expansion impériale avec le projet de colonisation de la Guyane, qui doit établir une colonie de peuplement »blanche«, sans esclaves donc, mais qui est précédée par une intense mobilisation de la »machine coloniale« (François Regourd et James McClellan III), avec le renfort de l’Académie des sciences, une importante production de cartes, et l’expertise du Jardin du roi dont les naturalistes doivent explorer et inventorier les ressources botaniques de la future colonie. Son peuplement avec le recours massif à l’émigration volontaire de colons recrutés en Allemagne se terminera en catastrophe sanitaire et humaine, avec des pertes énormes, et par un scandale d’État. Mais ici aussi, une vue perspective (anonyme) comme »Le Débarquement des Français, pour l’établissement de la nouvelle colonie, dans le port de la nouvelle Cayenne ou la France Équinoxiale« (1763) a servi à idéaliser les perspectives de la colonisation de la Guyane (p. 88). Une autre œuvre anonyme, »Vue de Cayenne prise de Bellevue«, conservée au musée du Nouveau Monde à La Rochelle, que j’ai reproduite dans »La France des Lumières (1715–1789)«, s’inscrit également tout à fait dans cette perspective2.

De son côté, le voyage de Bougainville dans le Pacifique, dans le cadre des missions destinées à observer le transit de Vénus, a donné naissance au mythe de Tahiti, la Nouvelle-Cythère, alors même que le commerce avec l’autre, ici les Polynésiens, et la communication réciproque avec les marins et les naturalistes français sont en réalité aussi chargés d’ambiguïtés et de contradictions.

Ce livre très réussi et brillant donnera donc matière à réfléchir à ses lecteurs bien au-delà des seuls spécialistes.

2 Pierre-Yves Beaurepaire, La France des Lumières 1715–1789, Paris 2011 (Histoire de France), p. 436.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Pierre-Yves Beaurepaire, Rezension von/compte rendu de: Charlotte Guichard, Watteau – kolonial. Herrschaft, Handel und Galanterie im Frankreich des Régence/Colonial Watteau: Empire, Commerce and Galanterie in Regency France, Berlin, Boston (De Gruyter Oldenbourg) 2022, 128 S., 35 farb. Abb., ISBN 978-3-422-99046-3, EUR 16,90., in: Francia-Recensio 2023/4, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.4.101519