Helmstedt, ville modeste souvent méconnue, abrita pourtant la troisième université allemande par ses effectifs au tournant des XVIe et XVIIe siècles. Fondée en 1576 par le duc Julius de Brunswick-Wolfenbüttel pour former les cadres de son État passé en 1569 à la Réforme, elle répondait aussi aux besoins du quart nord-ouest de l’Empire et fut d’ailleurs gérée en condominium par les différentes branches des Welfes après la guerre de Trente Ans. Le déclin fut scellé lorsque le Hanovre décida de créer sa propre université selon un concept plus moderne à Göttingen (1737) ce qui amena à terme la fermeture de l’Academia Julia (1810). L’absence de successeur identifié à l’établissement d’origine fut longtemps néfaste à son historiographie, jusqu’à ce que Peter Baumgart éclaire l’histoire de sa période initiale par diverses publications dans les années 1960 et 1970. En 2006, la Herzog-August-Bibliothek (HAB), héritière des collections princières mais aussi de celles de l’université disparue, décida de promouvoir des recherches sur son histoire, en préparation du bicentenaire de sa fermeture en 2010. Un riche catalogue d’exposition comportant les contributions des meilleurs spécialistes, une campagne de numérisation des programmes et comptes-rendus de cours, mais aussi des éléments essentiels de ces collections universitaires, et différents ouvrages financés par des programmes de recherche rattachés ont été les fruits de cette politique. C’est dans cette continuité que se place le présent livre de Britta-Juliane Kruse dont la préparation et la publication ont été financées par le Land de Basse-Saxe au sein du programme de recherche de la HAB.
Le titre général (»Culture savante et pratique de collection«) est moins évocateur du contenu réel de l’ouvrage que son sous-titre: »Architecture, acteurs et organisation du savoir dans la bibliothèque universitaire de Helmstedt (1576–1810)«. La priorité des approches est portée en effet au bâtiment et à la distribution spécifique des bibliothèques, aux rapports entre bibliothèques de cour et d’université, aux acquisitions et transferts de bibliothèques, à l’histoire matérielle des dispositifs de conservation et de classement telle qu’elle peut se retrouver dans le patrimoine conservé, à l’importance des visites de bibliothèques célèbres comme pratique culturelle et sociale d’une élite en voyage, aux personnels et acteurs de cette histoire et enfin seulement aux pratiques d’organisation du savoir livresque et à la bibliothèque comme lieu de travail des savants. On constatera d’emblée que les étudiants et même d’une façon générale les besoins de l’enseignement ne sont pas ou guère considérés, si ce n’est fugitivement dans le dernier chapitre.
Il est difficile de rendre compte d’une façon synthétique de cet ouvrage, d’une part à cause de sa richesse en détails souvent puisés dans les archives mêmes, de la diversité de ses sources généralement lues les unes après les autres, et de son récit par conséquent foisonnant, souvent alimenté de comparaisons avec des bibliothèques princières ou universitaires d’autres territoires (Heidelberg, Leyde, Greifswald, Munich, Vienne, Oxford, Dublin). D’autre part, l’autrice fait se succéder de façon un peu déroutante les approches matérielles, sociales, politiques voire intellectuelles sans grande logique autre que celle de la proximité temporelle de sorte que les titres thématiques de chapitre sont trompeurs puisqu’ils n’évoquent qu’un aspect particulier mis en avant parmi d’autres dans le traitement d’une période chronologique. Un lecteur sans connaissance préalable des circonstances aura sans doute du mal à se retrouver, notamment dans la période de genèse où manque une périodisation claire de la situation du fonds documentaire de l’université, puisqu’on se focalise d’abord essentiellement au début de l’ouvrage sur la bibliothèque de la cour à Wolfenbüttel qui ne sera transmise que par le troisième souverain protestant, Friedrich Ulrich, en 1617–1618.
Le premier chapitre est consacré au bâtiment et à la façon dont l’autorité princière se représente dans le programme architectural et le décor, ainsi qu’au financement de la construction, mais ceci concerne essentiellement le Juleum Novum, joyau de la Renaissance tardive abritant la bibliothèque définitive, achevé seulement en 1597. Le deuxième chapitre, très court, s’intéresse aux aménagements matériels de la première bibliothèque de cour à Wolfenbüttel sous Julius, qui seront transférés à Helmstedt avec les collections offertes en 1617. On évoque pour comparaison l’organisation des bibliothèques de Heidelberg, Schwerin et Munich. Mais on ne nous dit pas comment était gérée la première bibliothèque universitaire, faite de la récupération des collections de monastères sécularisés, hébergée dans l’aile ouest avant la construction du Juleum. Vient ensuite (chap. 3) une tentative de réhabilitation du premier bibliothécaire Johann Adam Lonicer, engagé en 1599 comme fonctionnaire princier pour gérer à la fois la bibliothèque ducale et celle de l’université. Si l’on peut certes trouver des circonstances atténuantes à l’échec relatif de sa mission, son renvoi en 1611 pour »irrégularités«, son départ sans rendre la clé ni le catalogue dressé, et l’impression d’inachèvement qui touche plusieurs de ses entreprises confortent plutôt les jugements sévères de l’historiographie ancienne.
Le titre du chapitre 4 (»La bibliothèque de Helmstedt comme ornement et instrument«) renvoie au contenu du discours du rhéteur Christoph Heidmann lors de l’inauguration en 1619 de la bibliothèque augmentée par la donation ducale. Il permet, avec la correspondance princière, de mieux connaître les circonstances et motifs de ce don décidé dès la visite de l’université par le jeune prince Friedrich Ulrich en 1612 et acté par la veuve du précédent duc en 1617. Les instruments du savoir, ce sont aussi les deux fameux globes céleste et terrestre achetés par le duc Heinrich-Julius à Prague pour son université. On évoque également comme éléments constitutifs des ouvrages et des collections ayant appartenu à des figures remarquables comme l’humaniste helléniste Caselius, son ami le juriste Eberlin, ou le Suédois Granius.
Le chapitre 5 (intitulé »D’Helmstedt à Vienne: récits de visites de bibliothèques«) illustre les risques d’une écriture au raz des archives, rapprochant des éléments saisis dans les sources sans prise en compte suffisante du contexte et des travaux antérieurs. Si les récits de visite par des notabilités (le prince Ferdinand Albrecht, d’une branche cadette, en 1650 à Helmstedt et en 1674 à Vienne, puis celle du patricien de Francfort/M., Zacharias Karl von Uffenbach en 1709) ont l’intérêt de nous renseigner sur les dispositions internes de ces bibliothèques et les pièces de valeur alors présentées, ils ne disent rien de l’organisation véritable de cette documentation pour ses utilisateurs universitaires. La présentation des acteurs laisse à désirer: soit on nous renvoie sèchement à une référence bibliographique sans en résumer au moins la teneur (Uffenbach), soit la description sommaire du visiteur ou du prince concerné fait l’économie de sa pratique bibliophile personnelle et/ou de sa politique universitaire (Ferdinand Albrecht, Auguste le Jeune), soit enfin les éléments donnés sont affectés d’erreurs et de lacunes importantes. C’est le cas de la présentation de Christoph Schrader, acteur essentiel de l’université comme professeur de rhétorique de 1635 à sa mort en 1680, pivot de la faculté de philosophie, mais aussi du système scolaire latin en tant qu’inspecteur général des écoles, ayant commencé sa carrière au début du règne du plus bibliophile des ducs de Brunswick, Auguste le Jeune. Il dirigea la bibliothèque universitaire à partir de 1640 en relation étroite avec le duc, lui donnant ses deux premiers catalogues généraux (des manuscrits et imprimés), encore utilisés au XVIIIe siècle, et correspondait couramment avec lui au sujet des livres. Ayant exploité ses rapports d’inspection et sa correspondance, ainsi que ses comptes-rendus de cours et ses publications, notre thèse aurait pu fournir une mine d’informations à ce chapitre, y compris sur sa présence comme acheteur à une dizaine de ventes aux enchères de bibliothèques privées1. Bien que citée en bibliographie, elle n’a pas été mobilisée. Pour autant, une simple consultation de l’»Allgemeine Deutsche Biographie« ou des ouvrages sur l’histoire de l’université (notamment Friedrich Koldewey), aurait évité les nombreuses erreurs qui entachent le portrait de Schrader (entre autres, il n’a jamais été docteur en théologie ni superintendant). Son enseignement public et privé très varié (rhétorique, histoire, géographie, histoire littéraire, hébreu) qui supposait une vaste culture livresque n’est même pas mentionné, ni même qu’il donnait des cours privés sur la pratique des extraits à partir des lectures ou qu’il a initié l’»Historia litteraria«. Enfin, la consultation de la biographie familiale que nous avons reconstituée aurait évité de s’emballer autour de la mention »D. Schrader«, découverte dans le registre des visiteurs de la bibliothèque de la cour de Vienne, dont Kruse fait un scoop, annoncé dès l’introduction du livre. Ce serait la preuve d’une visite du bibliothécaire de Helmstedt chez son homologue viennois le 23 octobre 1674, étalée comme confirmation de l’interconnexion européenne des savants bibliophiles. Il s’agissait en fait de son fils Chilian, effectivement docteur en droit depuis 1672 (le père eût été désigné comme »M.« Schrader), qui accompagnait un jeune noble danois dans son tour de cavalier2.
Mais l’autrice néglige aussi les apports d’Heinrich Schneider, premier historiographe de la bibliothèque universitaire (1924), alors qu’ils comportent des éléments intéressants: la décision en 1637 de désigner désormais le bibliothécaire par cooptation parmi les professeurs pour présentation au duc, le fait que Schrader répondait à des récriminations sur l’ouverture de la bibliothèque qu’il ne pouvait garantir des permanences fixes mais qu’il était présent sur place après ses cours pour ouvrir la bibliothèque, ce qui indique une activité orientée vers le prêt plutôt que vers la lecture sur place; le fait qu’on lui affecta à la fin de sa carrière un adjoint dans la personne du fils cadet du grand théologien Calixt, son ancien maître et logeur. On note avec intérêt que le bibliothécaire qui au siècle suivant fut le seul à rester aussi longtemps en poste, Hermann von der Hardt, était un protégé du duc Rodolphe Auguste qu’il avait servi comme secrétaire et bibliothécaire personnel avant d’être nommé professeur de langues orientales.
Le chapitre 6 passe en revue les questions matérielles et d’organisation au début du XVIIIe siècle, notamment les questions d’inventaires mais aussi de catalogage, d’état du bâtiment et des mobiliers, et présente un premier plan (avorté) de transformation de la bibliothèque en salle de lecture (1725/26) correspondant aux nouvelles tendances d’organisation des bibliothèques (Dublin, Oxford). On apprend justement, à l’occasion d’une querelle en 1728 entre le bibliothécaire von der Hardt et son adjoint, que les étudiants sont effectivement présents l’après-midi alors que le matin leur absence permet les activités de catalogage. Ce point n’est pas exploité à sa juste valeur alors qu’il dénote une pratique plus ouverte et différente de la période Schrader, où la bibliothèque fonctionnait plus comme un lieu de prêt, réservé aux enseignants et aux étudiants avancés ayant leur caution, que comme un lieu de lecture. C’est ce qui entraîne cette aspiration à un élargissement et une nouvelle organisation de l’espace.
Dans les chapitres 7 et 8 se situent sans doute de ce point de vue les apports les plus intéressants et les mieux fondés de l’ouvrage. On explore dans le premier les projets de mutation de plusieurs bibliothèques universitaires comme »Saalbibliotheken«, à commencer par celle de Wittenberg, puis Greifswald, avant d’examiner en détail les projets successifs de Martin Peltier de Belfort, de Johann Nicolaus Frobese et finalement de Christoph Sturm pour la réorganisation du Juleum en fonction de ces nouveaux principes. L’ouvrage est ici largement illustré d’esquisses et de plans permettant de bien appréhender les caractéristiques de chaque projet. Dans ce nouveau cadre peuvent aussi être mis en valeur les objets précieux et les portraits conservés à la bibliothèque, permettant une commémoration des plus importants membres de la communauté enseignante et de ses mécènes.
Le dernier chapitre (8) aborde enfin le thème de la bibliothèque comme lieu de travail, plutôt dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, le fonctionnement étant alors bien mieux documenté. Il apparaît que les temps d’ouverture étaient fixés au début du siècle à une heure en début d’après-midi le mercredi et le samedi en été, jours de relâche des cours, le samedi seulement en hiver, mais que la pratique était en fait plus souple. Une réglementation plus transparente s’élabore alors. Les étudiants, ayant pour certains omis de rendre des livres, ne sont plus autorisés qu’à la consultation sur place, sous la surveillance des adjoints du directeur. En lien avec les travaux de réaménagement, de nouveaux classements et inventaires furent menés et le projet d’un catalogue systématique par matière enfin réalisé par le Registrator (celui qui exécutait les tâches manuelles sous l’autorité de l’enseignant nommé directeur) Hunold de 1764 à 1786. Dans son relevé de 1769, 20 184 volumes représentant 40 168 titres étaient alors répartis entre 19 matières, ce qui plaçait la bibliothèque de Helmstedt seulement au tiers de celle de Göttingen qui n’avait que 30 ans d’existence. La question des commandes et la pratique des professeurs sont aussi abordées. Ils fréquentent plus ou moins assidûment le Juleum en fonction de la richesse de leurs collections personnelles. Étant donné le développement des nouvelles pratiques de catalogage par fiche, on transforme l’ancien meuble qui conservait les polices de caractères, louées autrefois aux imprimeurs en vertu d’un privilège, en meuble fichier, patrimoine toujours conservé et restauré. La politique d’achat est enfin mieux documentée, ainsi que ses règles. L’ouverture au public se poursuit, notamment via une société de lecture, et l’accès des lecteurs aux livres clairement codifiés en 1804. Le livre ne comporte pas de conclusion mais un regard prospectif sur ce qu’il est advenu de cette bibliothèque après la fermeture de l’université en 1810.
Au total, un ouvrage riche et foisonnant, utile au chercheur qui saura poursuivre des pistes grâce aux nombreuses sources citées, mais ne permettant guère au non-spécialiste de se faire rapidement une idée faute d’un plan systématique et d’une capacité de synthèse suffisante. Ce type de lecteur trouvera toutefois un agrément à lire ces témoignages d’archives. L’apport le plus fructueux concerne les aspects matériels, sur lesquels on n’a pu dans cette recension entrer dans les détails. Les aspects intellectuels et d’histoire des universités restent le parent pauvre. On ne saurait jeter la pierre cependant, tant ces matières qui touchent aux contenus et organisations des savoirs, et pas seulement à leurs aspects matériels, demandent une longue spécialisation impossible à acquérir en si peu de temps. Qui plus est, un ambitus de deux siècles et demi aurait sans doute mérité la collaboration de spécialistes des différentes périodes dans un ouvrage collectif.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jean-Luc Le Cam, Rezension von/compte rendu de: Britta-Juliane Kruse, Gelehrtenkultur und Sammlungspraxis. Architektur, Akteure und Wissensorganisation in der Universitätsbibliothek Helmstedt (1576–1810), Berlin, Boston (De Gruyter Oldenbourg) 2023, 442 S., 80 Abb. (Cultures and Practices of Knowledge in History, 14), ISBN 978-3-11-078864-8, EUR 129,00., in: Francia-Recensio 2023/4, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.4.101520