Les registres paroissiaux sont une source familière aux historiens français qui en ont fait la base de la démographie historique ou des grandes enquêtes sur l’alphabétisation, grâce à l’ordonnance de 1667 requérant la signature des registres de mariage. Les Allemands, faute d’une réglementation identique, n’ont pu y recourir et ont gardé sauf exception une réticence à la pratique des études démographiques en raison des errements de la Bevölkerungsgeschichte sous le Troisième Reich. Cette historiographie étrangère n’est d’ailleurs quasiment pas prise en compte dans l’ouvrage. En fait, ce sont des aspects totalement différents qui forment le focus de cette thèse de doctorat, dirigée par Stefan Brakensiek et présentée devant l’université de Duisbourg-Essen en 2020. L’autrice entend à partir de cette source contribuer à une histoire de l’administration et du traitement de l’information dans une approche praxéologique, en explorant au passage les processus d’inclusion et d’exclusion de la communauté sur des bases religieuses et morales. Ce qui l’intéresse, ce sont les modes d’inscription et les catégories dans lesquelles s’inscrivent ces annotations plus que leur mesure quantitative ou leur contenu véritable, ainsi que les critères de classification ou d’indexation des entrées.

Le plan est rigoureusement et clairement déployé: l’introduction fait brièvement l’état de la recherche antérieure, puis présente les concepts sur lesquels l’autrice entend construire sa problématique. Elle interroge ensuite plus précisément les notions de pratique d’enregistrement de l’information (Verzeichnen) sur le plan de la praxéologie, des acteurs et des artefacts, enfin elle présente ses sources tant dans leur genre que dans leur choix géographique. Les échantillons ont été choisis en Bavière et dans l’actuelle Rhénanie-Palatinat pour pouvoir comparer les pratiques catholiques et protestantes et suivre l’impact des changements confessionnels parfois multiples. Suivent les développements en quatre chapitres: le premier fait l’historique de la mise en place et du développement des livres paroissiaux aux XVIe et XVIIe siècles, en les rapprochant des quelques listes antérieures, et envisage particulièrement le contexte confessionnel et le rôle-clé des rédacteurs. Les chapitres suivants se penchent à tour de rôle sur les trois types de registres: baptêmes, mariages et sépultures. Une conclusion globale fait ressortir les apports principaux de ce travail. Une biographie très complète et un triple index viennent utilement compléter cet ensemble.

Les concepts convoqués pour orienter le questionnement laissent pour partie le lecteur averti dubitatif. Le tournant vers une dimension culturelle de l’histoire de l’administration justifie sans aucun doute une étude des registres paroissiaux en tant que pratique inscrite dans des sociétés, mêlant des aspects modernes et »prémodernes«. Mais la convocation des réflexions de Michel Foucault sur le savoir comme construction sociale à finalité politique semble démesurée pour un objet aussi modeste, d’autant plus que toutes les exploitations secondaires de ces informations paroissiales à des fins de recensement de population ou de fiscalité, et donc d’administration, sortent du champ de ce travail. Le terme Wissen (savoir), souvent déployé par Lehner, pour désigner ces opérations d’inscription, est en principe réservé à un savoir procédant du traitement plus ou moins complexe d’informations à travers des process aboutissant à des formes de synthèse ou de classification. Il se situe à un niveau supérieur de la connaissance par rapport au simple enregistrement de données primaires, dont le seul traitement était ici la catégorisation des entrées. Enfin le concept d’intersectionnalité, notion militante destinée initialement à »dévoiler« les effets du cumul de handicaps sociaux dans des sociétés contemporaines se prétendant égalitaires, est, comme le reconnait elle-même l’autrice à la suite de Claudia Ulbrich, difficilement adaptable à l’analyse des sociétés d’Ancien Régime où les inégalités de tout genre sont constitutives de l’idéologie globale et stratifiées dans l’ordre politico-juridique et socio-culturel. Relever que les femmes et les produits de leur infidélité ne sont pas traités de la même façon selon leur statut social est un truisme qui n’a guère besoin d’un tel concept. À vrai dire, les développements, sauf la conclusion, peu convaincante sur ce point, ne se rattachent qu’assez lâchement à cette introduction conceptuelle. L’intérêt de l’ouvrage n’est pas là mais plutôt au niveau empirique, dans le butin ramené par une lecture attentive de ces sources dont la structure et l’aspect répétitif découragent d’ordinaire le chercheur en dehors du généalogiste.

Ressortent en effet des exemples frappants de ces problèmes de catégorisation que rencontraient les ecclésiastiques qui devaient inscrire des actes hors normes: enfants illégitimes, mort-nés, mariages déjà consommés, convertis. De nombreux extraits sont cités en exemple ce qui permet de saisir toutes les nuances des textes originaux. On peut toutefois regretter que ces extraits soient parfois plus paraphrasés qu’analysés, de même certaines redondances inutiles.

Ces enregistrements ne relevaient pas du simple arbitre ecclésiastique mais aussi d’interactions et de négociations avec les intéressés. Par exemple, dans le cas d’enfants mort-nés, des parents catholiques angoissés obtinrent l’exhumation du corps et l’exposition à une croix miraculeuse, voire le déplacement vers un sanctuaire »à répit«, capable de faire apparaître des tâches rouges sur le corps de l’enfant permettant de le considérer vivant et de le baptiser, le tout avec autorisation et attestation des curés concernés. L’enjeu était l’enterrement en terre chrétienne et l’inscription sur le registre des baptêmes. Les protestants n’ont pas ce type de recours mais leurs autorités donnent consigne au clergé de rassurer les mères éplorées sur le salut de leur enfant confié à la grâce de Dieu.

L’autrice insiste à ce propos sur la question de l’inclusion ou de l’exclusion, sanctionnée par l’inscription dans telle ou telle catégorie des registres: baptisé ou mort-né, enfant légitime ou fruit de la fornication, couple honorable ou vivant dans le péché, enterré en terre chrétienne ou rejeté comme condamné ou hérétique. Ceci serait renforcé par la pratique moderne de registres concernant désormais toute la communauté paroissiale, au contraire de certaines listes déjà dressées à l’époque médiévale. Ils rendaient désormais inutile d’avoir recours à des témoins pour confirmer les mariages, les naissances et les décès. L’étude fait la démonstration intéressante que ces entrées étaient aussi susceptibles d’être modifiées ultérieurement, par exemple dans le cas d’un mariage légitimant une naissance antérieure; ou commentées quant à la qualité des individus; ou mises en valeur par différents procédés; ou complétées en marge et rapprochées entre elles pour souligner certaines situations (mère célibataire ayant donné naissance à plusieurs illégitimes). Ce n’est donc pas un enregistrement seulement factuel mais la transcription subjective d’une norme morale et religieuse, que l’autrice attribue toutefois à une »bureaucratisation« du mariage.

D’autres hypothèses sont plus contestables: par exemple celle que les notes autobiographiques que les scripteurs laissaient parfois dans les registres auraient formé le modèle d’une uniformisation des curriculum vitae comme récits d’ordre chronologique. Ceci méconnaît l’essor des egodocuments dans la même période et notamment les annexes biographiques des Leichenpredigten luthériens qui furent imprimés en masse, et donc beaucoup plus susceptibles d’avoir eu ce rôle de modèle que des notes éparses dans des registres manuscrits réservés au clergé. L’étude des différentes mises en ordre de ces inscriptions révèle certaines tentatives de classement alphabétiques des naissances, à même de faire ressortir les lignées patrilinéaires mais ce sont des exceptions et des initiatives individuelles, qui supposent d’ailleurs des inscriptions intermédiaires. L’ordre chronologique qui facilite le travail au jour le jour des desservants s’est naturellement imposé. Il était plus important pour les autorités de n’oublier aucun acte ecclésiastique que de dresser des listes alphabétiques qui pouvaient toujours être récapitulées ou indexées ensuite. De même l’inscription des baptêmes d’enfants aurait permis de démasquer indirectement les anabaptistes, mais on peut douter du besoin de passer par ce biais pour reconnaître des communautés ou des individus en rupture de l’Église instituée. Est-il enfin concevable que, selon l’autrice, les enregistrements des décès aient aidé à situer les défunts par rapport à la vie de l’au-delà et à faciliter ainsi la gestion de l’éphémère, alors que ce sont les rituels (ou leur absence) qui sont faits pour cela et dont l’inscription n’est que la trace?

Dans tous ces cas, la thèse prête à sa source plus qu’elle ne peut en dire, et lui confère le rôle d’instrument d’ordonnancement religieux et social, alors que celle-ci ne fait que mémoriser le résultat de processus qui avaient déjà lieu sans elle. La mauvaise réputation, morale ou religieuse, avait un support bien plus redoutable dans le qu’en dira-t-on que dans le grimoire conservé dans une sacristie que seule une minorité de la population aurait pu déchiffrer. De même que l’origine »hérétique« ou turque de convertis (parfois rappelée dans les inscriptions d’actes) restait une marque indélébile sans avoir besoin de consulter ces documents. Cette croyance que l’inscription dans les registres paroissiaux avait un caractère performatif conduit l’autrice à insister sur les notions de négociation, ou de (co-)construction des inscriptions, ne serait-ce que parce que les paroissiens apportaient une part de l’information brute. À vrai dire, la normativité des écritures paroissiales reflète avant tout la vision ecclésiastique, imposée par les réformes protestantes et catholiques à la culture populaire, comme l’ont démontré de nombreux travaux. Le concept de »bureaucratisation« (du comportement moral et religieux), employé pour le mariage, nous paraît donc plus adapté, voire celui de Sozialdisziplinierung, déjà développé par l’historiographie allemande, dont la pratique d’enregistrement dans les livres paroissiaux serait l’un des instruments.

Il ne faut pas perdre de vue que l’immense majorité des enregistrements était d’une grande banalité et d’une conformité à la norme, ce qu’une quantification des différents types d’inscription aurait fait apparaître. Avoir mis la focale sur certaines occurrences révélatrices peut introduire un biais d’interprétation à partir de cas relativement rares, dont il ne faudrait pas déduire le fonctionnement général et la raison d’être de ces registres.

Cela étant dit, beaucoup de remarques et de citations sont éclairantes sur le comportement des acteurs placés en première ligne de la vie paroissiale et de leurs ouailles. Et le mérite de ce livre est d’apporter un regard neuf sur les potentialités de cette source trop longtemps négligée, comme terrain de jeu des généalogistes, par les historiens allemands et d’encourager donc de nouvelles analyses à partir de ces matériaux.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Jean-Luc Le Cam, Rezension von/compte rendu de: Eva Maria Lehner, Taufe – Ehe – Tod. Praktiken des Verzeichnens in frühneuzeitlichen Kirchenbüchern, Göttingen (Wallstein) 2023, 366 S., 25 Abb. (Historische Wissensforschung, 22), ISBN 978-3-8353-5380-0, EUR 34,00., in: Francia-Recensio 2023/4, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.4.101522