L’ouvrage d’Aurélie Dianara Andry s’insère dans un courant qui se développe depuis plus d’une dizaine d’années et qui tend à reconsidérer la place des années 1970 dans la dynamique de l’histoire de l’intégration européenne. Remettant en cause une conception faisant de cette décennie, au sens large, celle d’une stagnation teintée d’euro-pessimisme à laquelle auraient mis fin les années Delors – à partir de 1985 –, l’autrice restitue à leur juste place et valeur les projets – non aboutis mais fortement posés – d’Europe sociale alors élaborés et débattus.
Une telle approche constitue une tentative de lecture rénovée de la dynamique historique. Les années 1960 d’un côté, marquées par le keynésianisme et la mise en place du marché commun, donc d’une Europe du marché mais dans le cadre d’un projet de compromis économique et social issu des mouvements de la résistance, de l’autre la relance des années 1985–1990, marquée par l’avènement du néolibéralisme que ne parviennent pas à équilibrer les avancées sociales impulsées par la commission Delors dans le cadre européen. Les années 1970 retrouvent dès lors un contenu même s’il n’a pas été mis en œuvre, notamment celui d’une Europe animée par un projet d’inspiration socialiste – et non simplement sociale – caractérisé par la régulation du marché, la planification, le contrôle public des investissements, une série d’harmonisations dans le domaine de la législation sociale et de la fiscalité, la redistribution des richesses … En réalité une large décennie marquée par une confrontation entre deux projets nettement opposés: d’un côté un projet néolibéral fondé sur l’approfondissement d’un marché européen inséré dans la mondialisation, de l’autre un projet marqué par une lecture radicale de l’Europe sociale.
Le cheminement inspiré par le livre part du contexte né de 1968 qui manifeste à la fois l’épuisement du modèle de l’après-guerre associé à l’achèvement du marché intérieur et la relance européenne de 1969 au sommet de La Haye (chapitre 2). Une convergence d’objectifs possibles s’en dégage associant l’Union économique et monétaire (UEM) et la mise en œuvre d’une dimension sociale de l’Europe communautaire que semble poser le sommet européen de Paris d’octobre 1972 (chapitre 3). Le chapitre 4 du livre développe les schémas issus des réflexions et débats développés au sein des partis et des syndicats de travailleurs, en contrepoint du programme d’action sociale communautaire de 1974, considéré comme trop peu ambitieux. Les initiatives de Willy Brandt dès la fin 1972 contribuent à poser le cadre du débat à partir d’une synthèse associant Europe économique (UEM), sociale et politique. Mais les controverses qui se développent au cours de ces années au sein de la famille socialiste, même s’il ressort une certaine convergence autour de l’attachement au projet européen et d’une série de thèmes, marquent également la difficulté à construire l’équivalent d’un programme d’action à l’échelle européenne et chez certains, à l’image de François Mitterrand en 1973, la priorité donnée à la prise en compte des données nationales dans le champ du social.
Le chapitre 5 comporte une série d’analyses quant aux alternatives les plus novatrices développées au cours de la seconde moitié des années 1970. Partant du modèle de planification d’inspiration libérale des années d’après-guerre, un groupe de planificateurs cherche à poser les bases d’un modèle rénové d’inspiration socialiste. Un thème élaboré dans l’entourage du Britannique Stuart Holland – l’un des chefs de file des réformateurs du Labour – et du Belge Robert Maldague, chef du bureau du plan du gouvernement belge. Jacques Delors fut associé à ces travaux et aux publications qui en résultèrent: une série de réflexions novatrices et pour partie anticipatrices par rapport au schéma socialiste promu par les appareils en place, fondées notamment sur une évolution du modèle de fonctionnement des sociétés européennes (consommation …). Le dernier chapitre explique les raisons de l’échec de cette tentative de promouvoir un modèle socialiste en Europe et se prolonge par une analyse des développements communautaires sous la présidence Delors à partir de 1985 qui semblent en être la conséquence.
Le livre d’Aurélie Andry démontre pourquoi le projet socialiste n'a pas pu aboutir en Europe en mettant en avant les facteurs d’explication politiques largement fondés sur les différences de cultures politiques et syndicales nationales. L’autrice démontre en contrepoint la réalité du processus d’européanisation politique dans les années 1970 qui se joue à travers le rôle des institutions: Commission et Parlement européens. Dans ce contexte les partis et syndicats jouent parfois le rôle d’initiateurs, mais les initiatives de la Commission et du Parlement européens les obligent à une prise de position et les poussent au débat. Le livre représente ainsi une contribution à la recherche sur l’européanisation dont il met en évidence la valeur et en étend le champ.
Une question essentielle ainsi posée est peut-être celle de la cohérence du projet d’Europe sociale et surtout de sa capacité à renouveler fondamentalement la conception globale du projet européen. Souvent les programmes établis sont présentés sur le mode descriptif et analytique dont l’autrice rend compte sans que la cohérence interne ni les liens avec la conduite des politiques économiques ne puissent être analysés en profondeur. La globalisation est souvent considéré par les porteurs des projets comme une donnée dont les composantes ne sont que rarement analysées et non pas comme un processus différencié. Il en est de même pour le concept de néolibéralisme, pris comme une donnée à priori, et de la logique de marché dans ses composantes internes et externes.
Les réflexions développées au sein de la sphère socialiste doivent être comparées au renouvellement de la pensée libérale des années 1970 fondé sur l'analyse d'une crise, entre autres, des structures et le but d’une transformation de ces dernières dans le cadre d’un marché libéré. Les socialistes n’ont pas éludé cette question, comme le démontre la promotion du modèle de l’ajustement positif par Robert Maldague au tout début des années 1980. Une évolution qui montre l’éloignement vis-à-vis des schémas des années 1960 qui avaient pour partie préparé les réflexions des années 1970. La politique engagée par la commission Delors à partir de 1985 s’inscrit dans cette évolution comme une tentative de nouvelle synthèse et non comme la simple mise en œuvre d’un projet néolibéral.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Éric Bussière, Rezension von/compte rendu de: Aurélie Dianara Andry, Social Europe, the Road not Taken. The Left and European Integration in the Long 1970s, Oxford (Oxford University Press) 2022, 336 p. (Oxford Studies in Modern European History), ISBN 978-0-19-286709-4, GBP 75,00., in: Francia-Recensio 2023/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.4.101573