Une organisation ambiguë, cette »légion« censée réunir les anciens combattants de la Première Guerre mondiale. Au service de Pétain? Certes, dans les intentions. Les »légionnaires« prêtent serment au vainqueur de Verdun devenu chef d’État de ce régime dont l’autorité (elle-même plus qu’ambiguë) se limite surtout à la zone non-occupée jusqu’en novembre 1942, pour sombrer dans une collaboration encore plus nette par la suite. Mais la Légion puise dans le monde des anciens combattants de l’entre-deux-guerres, dont elle remplace les associations par sa loi fondatrice d’août 1940. Malgré la volonté de ses cadres d’en faire un instrument politique, il n’est pas certain que ce soit la réalité au niveau local.
Si l’on ne peut pas lire la Légion comme une simple expression des volontés du régime de Vichy, on ne peut pas, non plus, s’y confier pour établir la place des combattants de la Première Guerre dans la Seconde. Car la Légion ne recrute pas en zone occupée, écartant ainsi les deux-tiers des vétérans du premier conflit. En revanche, elle s’implante dans les colonies. Mais celles-ci suivant des chemins si divergents de celui de la métropole pendant la guerre, l’autrice les laisse raisonnablement de côté. Complexité de plus, la Légion accueille (en nombre réduit) des anciens démobilisés de 1939–1940 ainsi que des »amis«, femmes comprises.
Il s’agit, donc, d’ausculter cette organisation d’un peu plus d’un million de membres en France (en 1941) pour essayer de comprendre sa signification à la fois pour elle-même, pour Vichy, et pour le souvenir combattant de la Grande Guerre. La force du livre (tiré d’une thèse de doctorat) est de nous en donner une sociologie historique qui permet à l’autrice de répondre de manière nuancée aux questions classiques soulevées par une lecture plutôt politique fournie par des études précédentes. La Légion s’inscrit-elle dans une rupture préalable d’une partie du monde des anciens combattants avec la culture et le système politique de la république parlementaire? Ou est-elle surtout le produit de la défaite en 1940? Peut-elle servir de baromètre du »maréchalisme« – de l’attirance paternaliste de Pétain en tant que chef d’État? Ou s’agit-il d’une dérive vers le fascisme? Et qu’en est-il de son évolution, surtout à partir de l’occupation totale du pays par les Allemands en novembre 1942?
L’autrice nous montre tout d’abord les origines tatillonnes de ce que Xavier Vallat (homme de droite et secrétaire-général aux Anciens combattants à Vichy) avait imaginé en juillet 1940 comme un instrument de soutien pour le nouveau régime. Vallat emploie un thème majeur du discours de Vichy en valorisant un patriotisme apolitique chez les anciens combattants, censés être victimes des »politiciens« d’un régime discrédité. Dans cette perspective, le but principal de la Légion est la propagande – pour le régime et contre la république tenue responsable de la défaite.
Cependant, à la base il s’avère impossible d’écarter les aspects sociaux qui avaient fait la force des mouvements anciens combattants de la France de l’entre-deux-guerres (presqu’un homme sur cinq en 1930). En déployant de manière exemplaire les archives et la presse départementales l’autrice dessine une Légion dont les membres reflètent assez fidèlement la composition sociale d’une zone non-occupée à prédominance rurale et dont les responsables (comme précédemment les officiers) émanent des notables (propriétaires agricoles, cadres supérieurs, professions libérales). Et tout cela avec une forte inflexion vers la reconnaissance du service pendant la guerre (citations, médailles) et l’auto-identification avec celle-ci. Cela dit, le profil et surtout l’intensité de l’appartenance à la Légion (mesurée par l’activité de ses sections et par la différence entre cadres et simples membres) vont d’un engagement affiché à un réflexe plutôt rituel et marginal. Ce qui, selon l’autrice, interdit toute généralisation simplificatrice.
Les conclusions qu’elle en tire font prévaloir une double continuité dans la rupture de 1940 – celle de la sociabilité ancien-combattante qui continue à se manifester après la défaite (vie associative, habitude des commémorations du 11 novembre), mais celle aussi d’une désagrégation du monde ancien-combattant déjà entamée aux années 1930 et provoquée par les divisions de la vie politique française. Car les cadres de la Légion sont recrutés disproportionnellement dans la plus conservatrice des deux grandes associations d’avant-guerre, l’Union nationale des combattants, ainsi qu’auprès des anciens partisans du Parti social français du colonel de la Rocque. Ceci explique en partie la »dérive« par la suite de deux organisations qui trouvent leurs origines dans la Légion, le Service d’ordre légionnaire (SOL) et le Milice de Joseph Darnand (ancien président de la Légion dans les Alpes-Maritimes). Ces deux organisations, et surtout le Milice, joueront le rôle que nous savons dans une collaboration de plus en plus forte et idéologique de Vichy avec l’occupant allemand. Cependant, le déclin de la Légion (en membres et en activité) à partir de 1942 montre en contrepartie qu’elle n’avait pas, en tant que telle, ni la vocation ni la capacité pour mobiliser les masses derrière le régime, malgré des chefs de plus en plus extrêmes (mais de plus en plus détachés d’elle) qui auraient pu le souhaiter.
L’analyse est parfaitement convaincante. Il y a, pourtant, un aspect qui reste peu visible – la défaite elle-même. Le manque incompréhensible de tout indexe (de thèmes comme de noms) dans un livre scientifique incombe à CNRS Éditions et non à l’autrice. Même sans son aide, les références à la défaite semblent éparses. Une discussion du terme (au fond militaire) de »légion« aurait été également utile. Car il est difficile de ne pas se demander (malgré les continuités auxquelles l’autrice fait à juste titre référence) si le peu d’impact de la Légion sur le plan national, tout comme la tiédeur de son activité sur le plan local, ne seraient pas le reflet du profond désarroi causé par la rupture de la défaite. La tentative de remobiliser dans une »Légion« à des allures militaires une expérience combattante qui avait été démobilisée et traduite en des formes civiques hétérogènes pendant l’entre-deux-guerres, était sans doute vouée à l’échec parce qu’elle ne pouvait pas répondre au désastre qui l’avait provoquée. Elle prend sa place dans un ensemble de dénis, de silences et de stratégies d’esquive qu’appelait la défaite, et dont nous n’avons pas encore tout à fait pris la mesure. C’est au fond de cela que le livre d’Anne-Sophie Anglaret, désormais incontournable, nous donne une preuve.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
John Horne, Rezension von/compte rendu de: Anne-Sophie Anglaret, Au service du maréchal? La Légion française des combattants (1940–1944), Paris (CNRS Éditions) 2023, 331 p. (Nationalismes et guerres mondiales), ISBN 978-2-271-13723-4, EUR 25,00., in: Francia-Recensio 2023/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.4.101574