L’ouvrage de Martin Baloge, issu d’une thèse de doctorat en science politique, apporte un éclairage très intéressant sur une question très présente dans le débat public: celle des inégalités de patrimoine. L’auteur y analyse ainsi les débats parlementaires autour de l’impôt sur la fortune en France et en Allemagne sur deux législatures (respectivement 2007–2012 puis 2012‑2017 et 2009–2013 puis 2013–2017) pour comprendre pourquoi et comment cet impôt a fini par être supprimé en France et les tentatives pour le réintroduire ont échoué en Allemagne. L’originalité de l’ouvrage réside d’une part dans sa dimension comparative, d’autre part dans l’approche consistant à étudier les pratiques de représentation des députés. M. Baloge s’appuie pour cela sur des matériaux riches qui témoignent d’un important travail de recherche. Ces matériaux sont à la fois quantitatifs – analyse statistique de plus de 2000 documents (comptes rendus de débats parlementaires, etc.), qui a permis d'élaborer de nombreux tableaux et graphiques; constitution d’une base de données prosopographique des députés de la commission des finances dans les deux pays – et qualitatifs, grâce à 52 entretiens menés avec des députés et leurs collaborateurs et un travail d’observation auprès d’un député CDU au Bundestag.
Un résultat central de l’analyse, introduit dès le chapitre II, est que dans les deux pays, les intérêts entrepreneuriaux occupent une place essentielle dans les débats parlementaires, alors que l’ISF ne relève pas de l’impôt sur les sociétés. Pour l’auteur, cela permet de rendre plus acceptable une opposition à l’ISF difficile à légitimer si elle reste associée à la défense des »riches«. Cette tendance illustre également »l’entrepreneurisation du monde politique« ou même une »hégémonie culturelle« (chap. IV) de l’entreprise de plus en plus marquée, y compris chez les socialistes français.
M. Baloge se penche ensuite (chap. III) sur les facteurs qui déterminent les pratiques de représentation des élus. Les entretiens apportent ici une réelle plus-value dans la mesure où ils permettent, en se plaçant au niveau microsociologique, de dépasser le schéma d’une simple transposition des expériences sociales des députés. L’importance de la socialisation primaire apparaît certes clairement, comme chez les députés allemands dont le père était chef d’une PME (à l’image du député Die Linke Axel Troost, certes en faveur de la réintroduction de l’ISF mais opposé au taux d’imposition trop élevé proposé par son groupe), mais l’auteur met aussi en évidence, par exemple, les efforts de réécriture de l’histoire personnelle déployés par certains pour prouver leur légitimité à représenter les intérêts des entrepreneurs alors qu’ils ne sont pas du tout issus de ce milieu.
Le chapitre IV analyse l’influence de multiples facteurs de position et de contexte sur les pratiques de représentation. Le passage de l’opposition à la majorité a ainsi un impact décisif sur les positions adoptées (le SPD, qui avant 2013 tentait de faire de l’ISF un thème mobilisateur contre Merkel, abandonne le sujet après la formation du gouvernement de grande coalition), de même que la temporalité du mandat (proximité des élections, etc.) ou le contexte budgétaire (impact de la crise financière de 2008). Le contexte, comme le montre l’auteur, n’est toutefois pas simplement subi; les élus tentent aussi de le structurer en imposant un cadre interprétatif et en s’efforçant, par exemple, de désidéologiser le débat. Le constat d’une »transnationalisation« (p. 176) des pratiques de représentation – le système allemand est ainsi fréquemment cité par les députés français – prouve par ailleurs la pertinence de l’approche franco-allemande.
Le chapitre V, consacré à l’influence des groupes mobilisés, est sans doute le plus intéressant. Grâce à des extraits de son journal de terrain rédigé durant sa période d’observation auprès d’un député allemand et des exemples concrets d’interactions entre groupes d’intérêt et députés, M. Baloge fait réellement pénétrer le lecteur dans les coulisses de la représentation parlementaire. Ces observations font notamment ressortir le déséquilibre considérable en matière de moyens mobilisés, mais également d’accès aux élus, entre les groupes d’intérêt opposés à l’impôt sur la fortune (notamment Die Familienunternehmer – Arbeitsgemeinschaft Selbstständiger Unternehmer) et les groupes qui militent en faveur de sa réintroduction comme l’association Umfairteilen.
Rendre acceptable la défense des groupes dominants requiert la mise en place de stratégies et registres de représentation spécifiques (chap. VI), à l’instar du recours au registre de la technique pour dépolitiser les débats ou à celui de l’universalisation des intérêts dans la figure de l’entreprise. Enfin, l’auteur distingue dans un dernier chapitre différents idéaux-types des modalités de la représentation sur ces questions de l’ISF. On peut regretter que les entretiens n’aient pas été ici exploités en prenant en compte la manière dont les élus considèrent eux-mêmes leurs pratiques de représentation.
Si l’approche comparative constitue un point fort de l’ouvrage, sa mise en œuvre suscite certaines interrogations. Hormis le chapitre V, où l’accent porte davantage sur l’Allemagne, ce sont les débats français qui dominent. On comprend que l’auteur ait voulu délester l’ouvrage des longues considérations méthodologiques propres à une thèse, mais ce déséquilibre, qui apparaît également dans les sources et la bibliographie, aurait sans doute mérité une explication. De même, certains aspects auraient pu être davantage contextualisés: le statut constitutionnel et politique du Bundestag n’est pas tout à fait le même que celui de l’Assemblée nationale, et même si l’auteur constate dans les deux pays une domination de l’exécutif (p. 120), on peut se demander si cette différence ne se traduit pas malgré tout dans l’approche de la fonction de député. La place importante du Mittelstand dans les débats allemands aurait pu aussi être replacée plus précisément dans le contexte du poids économique, mais aussi politique et symbolique de cette catégorie qui n’a pas de réel équivalent en France. On aurait par ailleurs pu s’attendre à ce que les différences entre le SPD et le PS soient approfondies. Enfin, on regrette parfois l’absence d’informations sur les données qui ont permis d’élaborer certains graphiques: la figure 27 (p. 245) sur le mode de désignation des groupes dominés établit ainsi une statistique pour les partis français et allemands autour de cinq catégories (pauvres, catégories populaires, etc.). Or, on ne sait pas s’il s’agit de termes utilisés par les députés eux-mêmes ou de catégories élaborées par l’auteur à partir de plusieurs expressions, et on ignore quels sont les termes considérés comme équivalents en allemand – un aspect important puisque le mode de désignation contribue déjà à la construction des groupes sociaux.
Ces quelques remarques ne remettent pas en cause les grandes qualités de l’ensemble. Il s’agit d’un ouvrage bien écrit, stimulant, accessible même aux non familiers du sujet et qui contribue à nourrir la réflexion critique sur le fonctionnement de la représentation parlementaire au-delà de la question de l’impôt sur la fortune.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Nathalie Le Bouëdec, Rezension von/compte rendu de: Martin Baloge, Vie et mort de l’impôt sur la fortune. Les luttes pour la représentation des intérêts à l’Assemblée nationale et au Bundestag, Paris (Éditions de la Maison des sciences de l’homme) 2022, 300 p. (Bibliothèque allemande. Série Dialogiques), ISBN 978-2-7351-2907-2, EUR 24,00., in: Francia-Recensio 2023/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.4.101575