Professeure en études germaniques à l’université Bordeaux-Montaigne, membre junior de l’Institut universitaire de France, Hélène Camarade a récemment publié, après celui de 2017 (»Le tract, média du pouvoir et des contre-pouvoirs«) un (deuxième) ouvrage sur le tract en RDA que l’on peut considérer, ainsi qu’elle l’a conçu, comme »une histoire de la résistance et de l’opposition en RDA«.

Les tracts étudiés sont des écrits clandestins des opposants, rédigés entre 1946 (date de la création du SED) et 1989, date de la chute du Mur et de la dictature. Ils permettent à Hélène Camarade de »saisir la continuité et la diversité de l’opposition politique, de la lutte pour la liberté d’expression et la conquête de l’espace public alternatif« (p. 13). L’autrice insiste dans son introduction sur la prise en compte par Alexander Kluge et Oskar Negt du concept de l’espace public oppositionnel (Gegenöffentlichkeit).

Les tracts sont un moyen d’expression spécifique si l’on les compare aux autres moyens d’expression de l’opposition (journaux introduits en RDA, émissions clandestines et enregistrements radiophoniques, puis télévisés) et peuvent être diffusés à l’Ouest avec lequel ils sont en interaction. Le tract peut véhiculer un texte imprimé ou écrit à la main sur un support variable, illustré ou non. Selon Hélène Camarade, au cours des plus de quarante années que couvre son étude, les événements qui suscitent des actions de tracts sont »les élections, les cas de répression politique et les soulèvements dans les pays frères« (p. 30).

Les tracts évoqués dans cet ouvrage constituent un corpus de 459 pièces, dont 390 jusqu’en 1989, répartis sur trois périodes: la mise en place de la dictature en 1946, la période allant de 1961 au début de 1989, enfin la période révolutionnaire de l’année 1989. Il s’y ajoute les quelques 69 tracts conçus dans la phase de transition démocratique depuis la chute du Mur jusqu’aux premières élections libres du 18 mars 1990.

Lors de la mise en place de la dictature, certains tracts rappellent ceux de la »Rose blanche« par leur motivation. Les jeunes opposants de l’époque, condamnés par les tribunaux soviétiques, puis allemands à partir de 1949, ayant encore porté l’uniforme à l’époque nazie, encourent la peine de mort ou au moins une quinzaine d’années de réclusion pour »incitation au boycott«, »calomnie envers l’État«, »propagande et diffamation«. Le groupe le plus célèbre est le Cercle d’Eisenberg avec ses réflexions programmatiques. Une personnalité hors du commun, symbole de la résistance à l’oppression, est Hermann Joseph Flade, condamné à mort dans un premier temps, puis sans doute sauvé par la mobilisation en sa faveur. Un tract (annexe 7), retrouvé à Dresde en 1951, proteste contre sa condamnation à mort dans une formule frappante »Es lebe Flade« (Que Flade vive). Il voit sa peine commuée en détention de longue durée.

Dans la seconde période jusqu’en 1961, les tracts s’en prennent directement aux dirigeants de la RDA. Le Ostbüro du SPD établit un parallèle entre l’époque nazie et la dictature en RDA. Les textes sont souvent parodiques, privilégient des slogans humoristiques, protestent contre la farce électorale. Il semblerait que leurs auteurs sont moins sévèrement condamnés qu’auparavant. Parfois, les tracts sont fort courts et se limitent à une injonction, parfois ils se développent sur une page ou deux. Leurs auteurs ne sont que rarement identifiés ou identifiables puisqu’ils couraient un grand danger pour avoir revendiqué la liberté d’expression, limitée considérablement dans les faits par l’article § 106 du code pénal de 1968 précisant le délit de »dénigrement hostile de l’État«.

En 1989, les tracts accompagnent le mouvement révolutionnaire et ses revendications. Mais ils ne sont pas les seuls supports des stratégies mises en œuvre. Les pancartes et les banderoles les complètent, voire les remplacent dans les rues. Les textes plus longs sont privilégiés dans cette période qui tourne autour de trois mots-clés: espace public, dialogue et démocratie. Il s’agit de sortir de l’espace public oppositionnel et d’investir un espace autonome entre l’État et la sphère privée (p. 336).

Une fois que la révolution tranquille a eu lieu après la chute du Mur, la préparation des élections libres du 18 mars 1990 s’accompagne de la diffusion de tracts visuels et humoristiques qui appellent à l’unité, mais aussi de celle de journaux, généralement de conception artisanale. C’est une période où l’on se rend mieux compte de leur tirage, difficile à établir sauf quand la Stasi (MfS, Ministerium für Staatssicherheit) y faisait allusion dans ses rapports.

Jusque-là, il ne faut pas oublier que la fabrication et la diffusion des tracts étaient vraiment problématiques puisque les opposants ne disposaient guère du matériel nécessaire à cet effet, sauf s’il leur avait été fourni clandestinement par l’Ouest. Même le papier était une denrée rare et à l’accès limité, d’où les économies d’espace réalisées parfois dans la mise en page aux marges étroites et aux intervalles resserrés pour parvenir à dire ce qui était indispensable. Les tracts reproduits en annexe, souvent en couleur si c’était le cas, en sont une preuve dans la diversité: hors pagination, l’annexe 3 »Deutsche Menschen« de 1948, distribué à Rostock, et l’annexe 2, également de 1948, qui proteste contre l’arrestation d’un militant, témoignent du souci de ne pas gaspiller le papier, distribué parcimonieusement et sur justificatif.

Trouver ou retrouver ces tracts s’est révélé difficile quand il s’agissait d’avoir accès aux dossiers relatifs aux personnes dispersés dans les archives de la Stasi, anciennement conservées par le Bundesbeauftragter für die Unterlagen des Staatssicherheitsdienstes der ehemaligen DDR et faisant aujourd’hui partie des archives fédérales. Fort heureusement la Société Robert Havemann (Robert Havemann Gesellschaft) à Berlin a classé ces documents dans des chemises à partir des initiales du donateur, les a répertoriés en bibliographie, et a créé un site internet d’accès plus facile.

Il convient donc de saluer la parution de cet ouvrage très bien documenté et du travail accompli par Hélène Camarade qui a réussi son pari de faire – à partir de tracts – l’histoire très concrète de l’opposition en RDA.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Anne-Marie Corbin, Rezension von/compte rendu de: Hélène Camarade, Le tract en RDA (1949–1990). Instrument de résistance, d’opposition et de conquête de l’espace public, Pessac (Presses universitaires de Bordeaux) 2022, 417 p. (Politique XIXe–XXIe siècles), ISBN 979-10-300-0588-2, EUR 31,00., in: Francia-Recensio 2023/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.4.101577