La correspondance entre le philosophe Hans Blumenberg et l’historien Reinhart Koselleck, éditée par Jan Eike Dunkhase et Rüdiger Zill, peut, en tant qu’événement éditorial, être considérée de différentes façons. Elle s’inscrit dans la continuité des correspondances de Hans Blumenberg publiées chez Suhrkamp: avec Carl Schmitt en 2007, Hans Jonas en 2013, Jakob Taubes en 2022. Sa date de publication, avril 2023, la rattache aux différents ouvrages de et sur Reinhart Koselleck, publiés à l’occasion du centenaire de la naissance de l’historien. Elle vient enfin après la correspondance entre Reinhart Koselleck et Carl Schmitt, publiée par Suhrkamp en 2019. On remarque à cette occasion que la publication de ces correspondances a fait de Carl Schmitt un auteur publié chez Suhrkamp, ce qui, au plan symbolique, n’est pas sans portée, l’éditeur contribuant ainsi à la légitimation problématique du juriste nazi comme un auteur désormais classique.

Un regard extérieur porté sur ces publications pourrait donner à croire en l’existence d’une relation intellectuelle importante entre Blumenberg, Koselleck et Schmitt. Si l’on considère cependant leur contenu, la réalité apparaît différente. L’échange épistolaire entre Blumenberg et Schmitt se limite à quinze lettres réparties sur huit années (1971–1978). Il ne représente que cinquante pages sur les quelques trois-cents du volume, artificiellement grossi par la publication d’un ensemble de textes censés illustrer l’opposition fondamentale entre les deux auteurs, depuis la publication par Blumenberg en 1966 de la »Légitimité des Temps modernes« en réponse aux thèses de Schmitt et de Löwith sur la sécularisation, puis avec la réplique de Schmitt dans »Théologie politique II« (1970), à laquelle Blumenberg répond à son tour dans la deuxième édition de son livre (1974). Tout au contraire, la correspondance échangée sur trois décennies entre Koselleck et Schmitt est fort nourrie. Elle comprend 119 lettres, certaines parfois longues, et témoigne d’une relation étroite et déterminante pour la trajectoire intellectuelle de l’historien.

Qu’en est-il de la correspondance Blumenberg-Koselleck? Un regard superficiel pourrait la croire nourrie: 54 items échangés sur trois décennies (1965–1994). En réalité, 21 de ces entrées ne correspondent pas à des lettres, mais à de courtes dédicaces manuscrites accompagnant l’envoi de tirés à part, selon une tradition académique bien ancrée entre universitaires, laquelle a prévalu jusqu’au début du XXIe siècle et au passage à l’ère numérique, lorsque l’envoi de PDF a remplacé celui de tirés à part dédicacés. En outre, plusieurs lettres de Koselleck ne sont que de simples lettres circulaires ou ne concernent que des questions institutionnelles. En toute rigueur, ce sont principalement trois lettres, qui apparaissent comme l’amorce d’un échange intellectuel significatif, mais, comme on le voit, ponctuel et non véritablement suivi d’effet: une lettre de Blumenberg datée du 4 août 1971 et deux lettres de Koselleck envoyées le 16 décembre 1975 et le 2 septembre 1977. Le montage élaboré par les éditeurs, qui semble destiné à donner l’impression d’un échange substantiel, laisse donc le lecteur tout aussi perplexe que l’édition des quelques lettres échangées entre Blumenberg et Schmitt. On remarque d’ailleurs que les trois lettres mentionnées de Blumenberg et de Koselleck sont contemporaines du bref échange entre Blumenberg et Schmitt.

Blumenberg et Koselleck s’étaient rencontrés une première fois en septembre 1963 à Gießen, à l’occasion du premier colloque du groupe de recherche interdisciplinaire »Poetik und Hermeneutik«, auquel Koselleck avait été convié par son ancien compagnon d’études de Heidelberg, Hans Robert Jauß. Le philosophe et l’historien s’étaient retrouvés le 13 décembre 1965, cette fois dans le cadre d’une réunion académique. Les protocoles des réunions successives du groupe »Poetik und Hermeneutik«, dont Blumenberg finira par démissionner, ne gardent pas trace de discussion entre les deux hommes. Les annotations manuscrites aux tirés à part échangés de part et d’autre et conservés au Deutsches Literaturarchiv de Marbach montrent néanmoins que les deux auteurs se lisaient mutuellement.

Une fois nommé à l’université de Münster, Blumenberg s’est retiré de toute activité académique en dehors de ses cours. Il a également cessé d’organiser un séminaire. À Koselleck qui le presse de prendre part à différentes réunions académiques et colloques, le philosophe répond à chaque fois par la négative. Le 4 août 1971, il revient sur sa démission du groupe »Poetik und Hermeneutik«. De façon aussi courtoise qu’ironique, Blumenberg exprime son désenchantement à l’égard de l’utilité des colloques: »L’affirmation selon laquelle la chaleur fertile de la couvée collective a remplacé la solitude du travailleur scientifique est à mon avis un élément du second mouvement de jeunesse«, écrit-il à Koselleck (p. 49). Le philosophe a pris la décision de retourner à son Schreibtisch. Un tel recentrement est indispensable après 50 ans, ajoute-t-il non sans mélancolie. Il ne s’agit pas de s’enfermer dans une concentration nécessairement monologique, mais de privilégier les interlocuteurs choisis. Koselleck est-il de ceux-là? Dans la deuxième partie de cette lettre, la plus longue de toutes (4 pages dans l’édition Suhrkamp), Blumenberg se révèle particulièrement critique. Faisant écho au texte d’une conférence que lui a adressé l’historien et qui porte le titre »À quoi sert l’histoire?« (»Wozu noch Historie?«), il ne remet pas en cause la réponse de Koselleck, mais la légitimité même de la question. Pour lui, cette interrogation renvoie moins à un questionnement rationnel qu’à une rivalité qui n’a pas lieu d’être entre sciences de la nature et science historique, chacune revendiquant pour elle une importance supérieure. Or, la curiosité théorique du chercheur est tout aussi légitime dans les deux domaines. Il est aussi vain que l’historien se demande »À quoi sert l’histoire?« qu’il serait mal venu que le philosophe se demande à son tour: »À quoi sert la philosophie?«. C’est donc toute la problématisation de Koselleck autour de la crise de l’historisme et, par voie de conséquence, son ambition, à partir des années 1970, de fonder en réponse une théorie transcendantale de l’histoire, que Blumenberg remet en cause.

Koselleck ne répond à cette critique acerbe de Blumenberg que deux ans plus tard, dans une lettre datée du 18 juillet 1973. Il le remercie de sa »longue lettre critique« et laisse entendre que le propos du philosophe concernerait moins le contenu de sa conférence que son titre, lequel ne serait pas de lui mais suggéré par le philosophe Ludger Oeing-Hanhoff, successeur de Blumenberg à l’université de Gießen.

Plus de deux années après, le 16 décembre 1975, Koselleck s’efforce, dans une longue lettre, d’amorcer une discussion de fond avec son correspondant. Il lui adresse simultanément les tirés à part de ses deux articles sur »L’histoire« et »Le progrès« publiés dans le deuxième volume du dictionnaire des »Concepts historiques fondamentaux« (»Geschichtliche Grundbegriffe«) qu’il a entrepris d’éditer avec Otto Bruner et Werner Conze. Entretemps, Blumenberg avait publié en 1974 la deuxième édition revue de la »Légitimité des Temps modernes«, laquelle portait alors le titre »Sécularisation et affirmation de soi«. Koselleck n’était pas mentionné dans la première édition. Tout au plus était-il présent en filigrane, Blumenberg discutant l’ouvrage de Karl Löwith, »Histoire et salut«, paru originellement en anglais, à la traduction allemande duquel Koselleck avait participé. Mais, dans la deuxième édition de son livre, Blumenberg avait précisément montré les incohérences de la démarche de Koselleck dans »Kritik und Krise«1. De façon contradictoire, celui-ci reprochait à la philosophie des Lumières tout à la fois la faillite politique de sa critique morale de l’histoire et sa conception du progrès avec les attentes utopiques qu’elle est censée engendrer, transposant selon lui dans l’immanence, »par le processus de la sécularisation«, les attentes transcendantes du salut.

En outre, selon Koselleck que cite ici Blumenberg, c’est avec le »Cogito« de Descartes que »l’eschatologie se transforme en utopie«. Blumenberg conteste à juste titre cette interprétation en réalité dérivée de Heidegger, pour qui l’évidence cartésienne procède de la sécularisation de la certitude du salut. Le »Cogito« cartésien est en effet indissociable de l’usage critique de la méthode et il est tourné vers le présent. Descartes définit d’ailleurs la pensée par ce dont j’ai immédiatement conscience.

Il est vraisemblable que Blumenberg a bien perçu que les attaques de Koselleck contre la philosophie des Lumières sont les reprises épigonales des thèses de Karl Löwith pour la sécularisation de l’eschatologie, de Carl Schmitt et d’Eric Voegelin pour la stigmatisation de l’utopie et de Martin Heidegger pour l’interprétation théologique de Descartes. Dans sa lettre de décembre 1975, Koselleck, pour sa part, revient sur les objections de Blumenberg. Il se dit pas entièrement convaincu par ses objections même s’il laisse entendre qu’il serait en réalité plus proche des positions de son correspondant que de celles de Löwith, qu’il a pourtant traduit. Koselleck affirme n’avoir, dans »Kritik und Krise«, mentionné ce dernier que pour faire état de la discussion d’alors. Sa propre étude de la genèse de l’utopie moderne aurait été menée »avec des méthodes entièrement différentes« (p. 77). De fait, la charge très politique de Koselleck contre l’utopie dans la pensée des Lumières doit plus à Carl Schmitt qu’à Karl Löwith2. Dans sa lettre, Koselleck s’efforce de soutenir que les conceptions modernes de l’histoire reposent sur des »représentations héritées«, qu’il s’agisse de la »foi stoïcienne en la Providence« ou de »l’horizon d’attente d’un avenir paradisiaque issu du christianisme« (p. 79). Il existe, estime-t-il, »des structures qui se maintiennent à long terme« (p. 77). Structures temporelles comme celle de l’horizon d’attente, rendue célèbre en France par sa reprise dans les écrits de François Hartog et de Paul Ricœur.

Blumenberg ne répond pas immédiatement à la longue lettre de Koselleck. Ce n’est que deux ans plus tard, le 2 septembre 1977, qu’il y fait brièvement écho, pour délivrer à son correspondant un refus abrupt et sans appel alors qu’il s’apprête par ailleurs à mettre un terme à sa brève correspondance avec Schmitt – sa dernière lettre à Schmitt étant datée du 12 décembre de la même année3. À ceux qui souhaiteraient lui parler de »La légitimité des Temps modernes« et seraient prêts à faire le voyage pour cela, il n’a qu’une seule réponse: »Pour moi, les livres que j’ai écrits il y a plus ou moins longtemps sont morts et oubliés; ce qui m’intéresse, c’est ce que j’écris aujourd’hui et que je porterai à la connaissance des autres demain ou après-demain, si tout va bien. On ne peut plus rien changer à ce qui a été écrit depuis longtemps, quelles que soient les conneries (Mist) qui y figurent; et quand on a la chance de changer quelque chose, cela ne s’améliore pas toujours. Pourquoi donc en discuter autant?« (p. 91).

Si Blumenberg ne personnalise pas cette fin de non-recevoir et s’il atténue son attitude à la limite de la condescendance par son habituelle courtoisie, il apparaît déplacé de parler, à propos des deux hommes, d’un « dialogue de sommet à sommet » comme le suggèrent avec insistance les éditeurs du volume4. Si les deux hommes ne se sont plus jamais rencontrés après la nomination en 1971 de Blumenberg à l’université de Münster sur la chaire auparavant détenue par Joachim Ritter – alors que Bielefeld, où enseigne Koselleck, n’est distante de Münster que de 60 kilomètres à vol d’oiseau –, le philosophe a fermement repoussé les tentatives de dialogue écrit venues de Koselleck.

En définitive, c’est moins dans la correspondance que le lecteur trouvera des indications sur ce que Blumenberg pense de la conception de l’histoire de Koselleck, que dans la deuxième édition déjà mentionnée de la »Légitimité des Temps modernes«, ainsi que dans un texte sans titre, édité de façon posthume en 20125, que Jan Eike Dunkhase et Rüdiger Zill évoquent dans leur utile postface, particulièrement riche en ce qui concerne l’analyse de la pensée de Blumenberg. Alors que les deux hommes n’ont plus échangé de lettres après 1983, Blumenberg commente dans ce texte la conférence prononcée en 1986 par Koselleck, pour les quatre-vingt-cinq ans de Hans Georg Gadamer. Cette conférence a été publiée ensuite en 1987 avec une réponse de Gadamer, sous le titre »Historik und Hermeneutik«6. C’est un écrit ambitieux, où l’historien propose de compléter la liste des »existentiaux« dressée dans »Être et temps« par Martin Heidegger en vue de dresser une nouvelle table des catégories. Au devancement de la mort, Koselleck ajoute ainsi le »pouvoir tuer« (Totschlagenkönnen)7, puis il reprend à Carl Schmitt sa discrimination ami-ennemi. Il ajoute également la »générativité«, dans un esprit qu’il rapproche tout à la fois de l’»être-jeté« (Geworfenheit) heideggérien et de la natalité mise en avant par Hannah Arendt.

Ce n’est pas cette anthropologie guerrière proposant comme catégorie première le »pouvoir tuer« que commente principalement Blumenberg. Il se borne à noter que, selon Koselleck, »l’être pour la mort peut à tout moment être dépassé par l’être pour tuer« (das Sein zum Totschlagen). Il s’intéresse davantage à la métaphore par laquelle Koselleck a voulu figurer la situation de l’historien. Celui-ci reprend pour la transformer la métaphore de Francis Bacon, pour qui celui qui se tient sur la rive du fleuve du temps ne peut apercevoir que les quelques débris non encore engloutis. Et il commente en ces termes: »Quelques débris de textes flottent dans le courant de l’événement supérieur, des morceaux théoriques qui proviennent surtout de l’histoire des effets de la théorie politique, de Platon à Carl Schmitt, et un pauvre historien se tient sur la rive de ce courant, ou croit s’y tenir, et ramasse parmi les débris ce qui lui convient pour pouvoir continuer à nager sur le courant de l’événement avec un nouvel équipement théorique«.

Qu’est-ce qui a obligé ce »pauvre historien« à quitter la rive, commente Blumenberg. Il relève l’incohérence du propos de Koselleck, lequel mêle deux métaphores opposées, l’une statique, l’autre dynamique, celle du spectateur sur la rive du fleuve et celle du nageur qui tente de surnager dans le courant qui l’emporte. Nous sommes loin d’un dialogue des cîmes. De sa table de travail, l’auteur de »Naufrage avec spectateur«8 observe, non sans ironie, Koselleck se débattant parmi les débris de la conception schmittienne du politique avec le vain espoir de pouvoir ainsi surnager dans le cours de l’histoire.

La métaphore de Koselleck est révélatrice du fait qu’il ne pense pouvoir exister comme théoricien de l’histoire que dans la mesure où il a pu se raccrocher à des éléments repris à Heidegger – la temporalité du Dasein dans son rapport à la mort – et à Carl Schmitt – la distinction ami-ennemi, la récusation de l’utopie, etc. –, auxquels il a rajouté quelques bribes – le »pouvoir tuer«, l’horizon d’attente, etc. L’historien a ainsi bénéficié de l’aura de fascination qui a longtemps entouré le premier et que continue d’exercer l’œuvre du second, mais sans parvenir à convaincre Blumenberg de la nécessité de dialoguer avec une théorie de l’histoire aussi épigonale.

1 Hans Blumenberg, La légitimité des Temps modernes, Paris 1999, p. 40–41. Blumenberg cite l’édition de 1959 de »Kritik und Krise«, traduite en français en 1979 sous le titre »Le règne de la critique«.
2 Dans sa correspondance avec Blumenberg, Koselleck ne mentionne pas le nom de Schmitt, lequel figure néanmoins à plusieurs reprises dans les notes et la postface des éditeurs du volume (voir l’index des noms, p. 181).
3 Hans Blumenberg, Carl Schmitt, Briefwechsel 1971–1978, Berlin 2007, p. 152.
4 Les deux éditeurs ont intitulé leur postface »Vom Gipfel zum Gipfel« (p. 113). Ils parlent également de »dialogue des cîmes« (Gipfelsprache), p. 169. Une métaphore plus que forcée si l’on se rapporte au contenu de la correspondance échangée et à la relation asymétrique entre les deux auteurs, Koselleck étant à peu près le seul à solliciter son correspondant.
5 Hans Blumenberg, [Paralipomena], dans: Quellen, Ströme, Eisberge, Berlin 2012, p. 169–173.
6 Reinhart Koselleck, Hans Georg Gadamer, Hermenuetik und Historik, Heidelberg 1987, traduit en français par Alexandre Escudier sous le titre »Théorie de l’histoire et herméneutique«, dans: R. Koselleck, L’expérience de l’histoire, Paris 1997.
7 Dans la postface des éditeurs, le Totschlagenkönnen de Koselleck est édulcoré en Tötenkönnen (p. 167).
8 Voir Hans Blumenberg, Schiffbruch mit Zuschauer, Paradigma einer Daseinsmetapher, Frankfurt a. M. 1979; Naufrage avec spectateur, Paris 1994.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Emmanuel Faye, Rezension von/compte rendu de: Jan Eike Dunkhase, Rüdiger Zill (Hg.), Hans Blumenberg, Reinhart Koselleck. Briefwechsel 1965–1994, Berlin (Suhrkamp) 2023, 190 S., ISBN 978-3-518-58801-7, EUR 32,00., in: Francia-Recensio 2023/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.4.101582