La collection de Berghahn sur l’histoire européenne des concepts propose avec le présent ouvrage son septième volume, dirigé par Pasi Ihalainen et Antero Holmila et né d’une rencontre du History of Concepts Group en 2016. Dans leur introduction les deux historiens reviennent sur l’enjeu de leur étude, qui est d’analyser sur le long terme les constructions discursives et conceptuelles du cluster sémantique autour de l’international, au sens de ce qui va au-delà des États-nations. La méthodologie retenue croise les apports de l’école de Cambridge et de la Begriffsgeschichte d’inspiration koselleckienne, tout en s’ouvrant également aux approches discursives, à la linguistique de corpus ou encore aux humanités numériques (notamment le TALN). Il ne s’agit pas pour les auteurs de simplement décrire ce qu’était le cosmopolitisme, mais davantage de regarder quel terme était employé pour désigner ce qui allait au-delà de l’État-nation (démarche onomasiologique) ainsi que de voir comment le cluster sémantique envisagé a émergé, évolué, changé et donné naissance à de nouveaux sous-concepts (démarche sémasiologique) chez ses défenseurs et ses détracteurs.

Si le terme d’internationalisme apparaît surtout après la fondation de l’ Association internationale des travailleurs (AIT) en 1864 et reste pendant un siècle très lié à une révolution socialiste mondiale, le terme est en réalité déjà usité à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle notamment dès lors qu’il est question de la loi des nations et du droit international. À la fin du siècle il est ainsi parfois utilisé de manière synonymique avec le plus péjoratif »cosmopolitisme« avant de devenir dans les années 1960 un terme connoté plus positivement et hautement adaptable. L’horizon d’observation des études retenues est l’Europe du Nord-Ouest (Grande-Bretagne, Pays-Bas, Finlande, France, Allemagne, Suède et plus rarement Suisse ou Hongrie), tant pour des raisons de précédence chronologiques des concepts de l’international dans cet espace, que pour des raisons au fond davantage pratiques (numérisation de sources et existence d’un champ d’histoire des concepts dans ces pays). À la suite des travaux de Glenda Sluga1, qui signe une postface, l’ouvrage entend contribuer à une compréhension plus avancée des dynamiques entre nationalisme et internationalisme, même si ces dynamiques ne sont malheureusement réellement discutées que dans certaines contributions.

Charlotta Wolff revient dans le premier chapitre sur la manière dont les élites intellectuelles de l’époque des Lumières se décrivent elles-mêmes et définissent le cosmopolitisme tant comme idéal que comme pratique, marqué par le sentiment de former une communauté (avec une culture partagée et une appartenance commune), transgressant les frontières géographiques, linguistiques, religieuses voire sociales. Cette définition se retrouve confrontée dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, au vocable national qui s’impose de plus en plus, compliquant le sens donné au cosmopolitisme jusqu’alors.

C’est justement à cela que s’intéressent Friedemann Pestel et Pasi Ihalainen dans leur contribution sur les conceptualisations de l’universel et du cosmopolite durant la Révolution française. Ils analysent les concepts de cosmopolitisme et d’universalisme mis en avant par la Révolution, en soulignant les multiplicités des manières de penser au-delà de la nation durant l’âge des révolutions, mettant celles-ci en lien avec les ambivalences et les contestations du discours français dans les pays voisins (Grande-Bretagne, Pays-Bas, espace germanique). Dans le troisième chapitre, Jani Marjanen et Ruben Ros, analysent les évolutions du concept de l’international entre le XVIIIe siècle et la seconde moitié du XIXe. S’il est au début un concept limité à la sphère légale (chez Bentham notamment), il s’étend à d’autres domaines sous forme d’adjectif, en lien avec l’émergence de la perspective nationale comme manière dominante de structurer le monde.

Pauli Kettunen revient sur la manière dont les socialistes de la fin du XIXe siècle ont adopté, à travers les concepts d’international et d’internationalisme, un ordre du monde fait de nations interdépendantes et d’une histoire mondiale qui est marquée par des tensions entre des nations divisées en classe et des conflits entre des classes sociales organisées nationalement. Tiina Kinnunen se penche sur les féminismes et comment ces derniers ont conceptualisé et verbalisé l’international et l’internationalisme autour de 1900 à travers les idées de progrès, de nation et de grandes figures féministes. Pasi Ihalainen et Jörn Leonhard s’intéressent aux internationalismes non socialistes avant et après la Première Guerre mondiale, différenciant entre les libéraux, les conservateurs et les sociaux-démocrates révisionnistes. Ainsi, si l’antibolchevisme et la méfiance face au concept d’internationalisme domine, les libéraux voient ce dernier davantage de manière positive après 1918, certains souhaitant même davantage d’économie mondiale et un ordre international plus contraignant.

Les chapitres suivants sont plus resserrés sur un champ ou une thématique particulière, à l’instar de la contribution de Hagen Schulz-Forberg, qui se penche sur le concept d’économie mondiale en France, en Grande-Bretagne et en Allemagne de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1920 et 1930. Vu au début par les libéraux comme l’ensemble des relations et dépendances mutuelles entre les États-nations, le concept finit par désigner de plus en plus les effets politiques d’une organisation économique mondiale. Joris van Eijnatten et Pasi Ihalainen s’intéressent ensuite aux redéfinitions de l’œcuménisme dans les débats parlementaires en Grande-Bretagne, Suède et aux Pays-Bas, et à la relation entre unité religieuse et territorialité de la Première Guerre mondiale aux années 1960.

Antero Holmila traite du concept d’internationalisme dans l’olympisme du CIO entre 1894 et 2000, vu comme interaction entre différents peuples et nations qui se respectent. Mats Andrén et Joris Eijnatten s’intéressent à la manière dont intégration et identité européennes ont été parfois vues comme complémentaires ou en conflit avec la nation dans la Grande-Bretagne, les Pays-Bas et la Suède de la seconde moitié du XXe siècle. Norbert Götz et Irène Herrmann se penchent sur les universalismes concurrents au sein des différentes organisations de l’aide humanitaire et sur ce que cela produit comme différentes manières d’aborder leurs visions. Juho Saksholm analyse de manière fine les connections discursives transnationales ayant marqué les conceptualisations de l’internationalisme des mouvements étudiants finlandais, suédois et ouest-allemands ainsi que celles de la »nouvelle gauche« de ces pays, montrant des tensions entre les internationalismes et les tendances politiques nationales ou internationales.

Miina Kaarkoski traite des conceptions de la justice dans les débats parlementaires britanniques et allemands des années 1990 à 2010 et la manière dont est envisagée la coopération internationale au travers de ce prisme. Enfin, Viktória Ferenc, Petteri Laihonen et Taina Saarinen s’intéressent aux tensions entre internationalisation et recentrement sur le national dans l’enseignement supérieur hongrois et finlandais des années 1990 à 2020.

Pasi Ihalainen et Antero Holmila reviennent dans leur conclusion sur les évolutions des concepts envisagés, et identifient plusieurs vagues internationalistes: une première des années 1860 à 1914 (développement du contre-concept de nationalisme, définition en dialogue du national et de l’international), une deuxième dans l’entre-deux-guerres (multiplication des connotations et des lignes de fractures), et une troisième à partir des années 1960 (remise en question de l’eurocentrisme de l’internationalisme, tensions entre identité nationale et intégration européenne).

Dans l’ensemble cet ouvrage offre des analyses intéressantes, articulant de manière assez cohérente études plus larges et d’autres plus resserrées. Il est toutefois dommage que l’approche promise par le titre ne soit pas suivie de manière conséquente dans l’ouvrage, car si le national est parfois traité dans ses tensions avec l’international, c’est en réalité bien une histoire centrée sur les définitions de l’international et du »plus que national« qui est proposée. Certains problèmes heuristiques ou méthodologiques se posent parfois également (limitation à des pays pour lesquels un corpus numérisé existe, mise sur le même plan de journaux et de débats parlementaires à des fins de comparabilité, manque de recontextualisation de certains concepts à des échelles infranationales, utilisation peu réflexive de Google NGram2, utilisation plus ou moins bien intégrée des humanités numériques, inégalités dans le traitement des espaces comparés, disparités dans l’application rigoureuse de l’appareil méthodologique de la sémantique historique), mais sans remettre en cause les apports de l’ensemble des contributions, qui pourront servir aux spécialistes des différents champs étudiés.

1 Glenda Sluga, Internationalism in the Age of Nationalism, Philadelphie 2013 (Pennsylvania Studies in Human Rights).
2 À titre d’alternative, on peut utiliser (au moins pour le français, mais aussi pour d’autres langues européennes) GallicaGram, avec un corpus davantage réfléchi et ouvert: https://shiny.ens-paris-saclay.fr/app/gallicagram. Pour l’allemand on peut en outre mettre à profit les corpus du DWDS (Digitaler Wörterbuch der deutschen Sprache): https://www.dwds.de/r/lexdb et en particulier https://www.dwds.de/d/korpora/dtaxl.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Corentin Marion, Rezension von/compte rendu de: Pasi Ihalainen, Antero Holmila (ed.), Nationalism and Internationalism Intertwined. A European History of Concepts Beyond the Nation State, New York, Oxford (Berghahn) 2022, 364 p., 17 fig., 4 tab. (European Conceptual History, 7), ISBN 978-1-80073-314-5, GBP 107,00., in: Francia-Recensio 2023/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.4.101586