Cette volumineuse synthèse de quelque 700 pages sur le XXe siècle allemand, commençant en 1917 conformément à la conception de la Zeitgeschichte allemande (p. 39), déborde largement le »court XXe siècle« puisque la période post-réunification et post-guerre froide y est également traitée. Écrit par l’un des grands spécialistes de l’histoire politique de l’Allemagne contemporaine – on sait que Horst Möller fut le directeur de l’Institut für Zeitgeschichte de Munich (1992–2011) et reste professeur émérite de l’université de cette ville –, l’ouvrage reste très marqué par le profil de recherche de son auteur: il s’agit d’une histoire principalement politique et écrite »d’en haut«, accusant pour l’après-1945 un net déséquilibre en faveur de la RFA au détriment de la RDA et restant peu ouverte aux évolutions les plus récentes vers des perspectives croisées, transnationales ou micro-historiques.

Néanmoins le livre mérite d’être lu. Son introduction sous forme d’essai récuse la première impression de téléologie donnée par le titre: Horst Möller souligne combien écrire une telle synthèse aujourd’hui diffère des ouvrages semblables publiés après le tournant de 1990/1991 quand la démocratie parlementaire semblait avoir triomphé en Europe. Avec la fragilisation de ce modèle politique, la montée des populismes, le retour de la guerre en Europe et les progrès technologiques rendant littéralement »l’être humain transparent« (der gläserne Mensch) selon l’expression employée (p. 33), l’avenir de la démocratie »démoscopique« (au sens où la tyrannie des sondages d’opinion vient parasiter le fonctionnement de la démocratie parlementaire) semble inquiétant. L’interprétation du XXe siècle s’en trouve donc modifiée. Ceci rend le livre légitime, alors qu’on aurait pu penser que les faits évoqués sont bien connus et ne méritent pas un énième traitement.

L’ouvrage se présente de manière très classique selon un découpage en 13 chapitres chronologiques. La lecture est relativement facile car Horst Möller fait le choix de ne pas citer trop d’événements, de dates ou de personnages afin de mieux faire ressortir les idées qui lui tiennent à cœur, dont certaines étaient déjà présentes dans ses publications antérieures. Les notes et références sont reportées en fin d’ouvrage. Le chapitre le plus long est celui qui porte sur la domination nazie (près de 80 pages).

Pour caractériser la démarche d’écriture, on peut dire que Horst Möller a cherché à développer dans chaque chapitre certaines idées-forces plutôt que de tout raconter. Ainsi pour le premier chapitre sur la Grande Guerre, c’est la césure de 1917 qui est analysée dans ses diverses dimensions alors qu’on ne trouve pas de résumé sur les opérations militaires. La question du potentiel de violences ouvert par la guerre pour la suite du XXe siècle est posée. Dans le chapitre suivant, la date du 9 novembre 1918 est longuement commentée car elle permet de comprendre selon l’auteur tous les autres 9 novembre de l’histoire allemande (putsch de la brasserie de 1923, »Nuit de Cristal« de 1938, attentat contre Hitler de Georg Elser de 1939, chute du Mur de 1989). Le chapitre III sur la fondation de la république de Weimar insiste beaucoup sur la prouesse de l’Assemblée constituante (p. 99) qui donne naissance à la première démocratie parlementaire et sur la fragilité de celle-ci du fait du scrutin proportionnel: ceci pose la question des personnalités politiques charismatiques au sens wébérien et explique l’échec de Friedrich Ebert, son premier président. Les aspects économiques et sociaux (la législation sociale pionnière de Weimar notamment) sont minorés.

De même, le chapitre IV sur les années 1920 aborde la crise de la république surtout par ses aspects électoraux (déclin puis effondrement des partis de la coalition de Weimar à partir des élections de juin 1920), rappelant à juste titre que même les années dites dorées du régime (1923–1929) furent caractérisées par l’instabilité politique. Dans le chapitre V sur la crise finale (1930–1933), Horst Möller réaffirme avec vigueur que tout n’était pas perdu et que l’arrivée de Hitler au pouvoir en 1933 n’était pas inéluctable, ce qui est désormais admis. Reste que l’histoire de la première démocratie allemande est retracée de manière surtout politique, avec peu de lignes dédiées aux aspects culturels, si ce n’est pour dire combien la Grande Guerre reste l’horizon culturel traumatique de la société, y compris pour les non-combattants. L’impact du chômage de masse, qui affecte près de 40 % des Allemands si on inclut les familles des chômeurs et rend inefficiente l’assurance chômage pourtant pionnière au niveau européen de 1927, est analysé, mais les campagnes n’apparaissent pas dans le récit. Il est vrai que l’Allemagne est majoritairement urbaine, marquée par les couches nouvelles d’employés.

La période nazie donne lieu à trois chapitres. Le chapitre VI est consacré à la »deuxième révolution allemande« de 1933 (à ce sujet, le titre »1933–1939« ne correspond pas au contenu du chapitre). Horst Möller, tout en récusant fermement la thèse du Sonderweg, revient sur la dialectique entre causes de court terme du nazisme et tendances de long terme de l’histoire allemande: certes l’antisémitisme, le nationalisme, l’impérialisme ne sont pas uniquement des phénomènes allemands à cette époque; reste selon lui que les courants antidémocratiques, qui sont anciens en Allemagne, ont délégitimé la démocratie et rendu possible l’acceptation du nazisme. Le chapitre VII porte sur la domination nazie entre 1933 et 1939, abordée sous ses multiples dimensions, mais les aspects sociaux sont rapidement traités en quelque cinq pages. Le terme de Volksgemeinschaft de la propagande reste par exemple analysé sur le plan conceptuel, là où l’historiographie récente a montré qu’il avait reçu une interprétation pratique dans les comportements d’intégration et d’exclusion au quotidien.

Le chapitre VIII aborde la Seconde Guerre mondiale avec une réfutation notamment de la thèse de Brendan Simms en 2019, selon lequel l’ennemi principal de Hitler n’aurait pas été l’URSS mais la Grande-Bretagne et les États-Unis. La guerre d’extermination à l’Est et la Shoah sont traitées au cœur de ce chapitre avec notamment une sous-partie intitulée »Ce que les Allemands savaient« insistant sur la zone grise (pas de réponse quantitative possible à cette question mais attestation de rumeurs et d’informations qui circulaient depuis 1942). L’idée d’une Wehrmacht »propre« est fermement récusée, Horst Möller rappelant qu’au moins 5 % des soldats allemands avaient été directement impliqués dans des crimes de masse et que les autres étaient souvent au courant, une mise au point destinée utilement au grand public.

L’après-1945 donne lieu à cinq chapitres. Dans le chapitre IX (1945‑1949), Horst Möller débute de manière intéressante cette fois par les aspects sociaux de la »catastrophe allemande«, terme employé chez lui non pour désigner le nazisme mais son issue: destructions, famine, dissolution de la société, etc. Les dimensions politiques (occupation alliée, dénazification, procès) ne viennent qu’ensuite. Il est rappelé que la sanction pénale des criminels nazis reste un sujet actuel (p. 370). Les trois derniers chapitres ont pour point commun de privilégier nettement la RFA, y compris le chapitre X intitulé »L’Allemagne divisée« à partir de 1949. Aucun thème ne fait l’objet d’une histoire croisée des deux États allemands, si ce n’est la sous-partie sur la politique d’indemnisation des victimes du nazisme et les réparations. Les années 1960 (chapitre XI) sont donc ouest-allemandes, ainsi que la décennie »sociale-libérale« (chapitre XII). Clairement les grandes figures politiques (Adenauer, Heuss, Erhard, Brandt, etc.) sont privilégiées. La RDA n’est traitée que dans le chapitre XIII (1982–1998, intitulé »l’ère Kohl«) dans des pages sur l’économie est-allemande des décennies 1970–1980.

Un épilogue sur l’après-1998 clôt l’ouvrage et sert de conclusion. La question est entre autres posée de savoir si l’Allemagne se situe encore aujourd’hui dans le »long XXe siècle«, ou si un changement d’ère s’est produit compte tenu des dysfonctionnements actuels de la démocratie représentative. Au total, cette somme reste pertinente malgré les limites évoquées pour ce qu’elle offre de meilleur: une réflexion sur l’histoire politique de l’Allemagne contemporaine réfléchissant aux continuités et ruptures de la démocratie parlementaire depuis sa première instauration au lendemain de 1918 jusqu’aux incertitudes présentes et ce de la part d’un des meilleurs spécialistes de cet objet.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Marie-Bénédicte Vincent, Rezension von/compte rendu de: Horst Möller, Deutsche Geschichte – die letzten hundert Jahre. Von Krieg und Diktatur zu Frieden und Demokratie, München, Zürich (Piper) 2022, 648 S., ISBN 978-3-492-07066-9, EUR 32,90., in: Francia-Recensio 2023/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.4.101590