Oliver Rathkolb est professeur d’histoire contemporaine et européenne à l’Institut für Zeitgeschichte de l’université de Vienne. Il a publié de nombreux ouvrages et articles sur le nazisme et la Shoah et c’est à Baldur von Schirach qu’il consacre cet ouvrage, basé sur une version allemande de 2021, traduite en anglais en 2022. On peut dire d’emblée qu’il s’agit d’un ouvrage très utile grâce aux documents d’archives nouveaux exploités et bien commentés par Oliver Rathkolb.
Baldur von Schirach (1907–1974) était le chef des Jeunesses hitlériennes (Hitlerjugend), la structure dédiée du mouvement nazi pour les jeunes Allemands, et s’est illustré dans la mobilisation de masse idéologique de la jeunesse placée sous le contrôle strict du régime nazi. Depuis l’âge de 18 ans, Schirach vénérait Hitler, était non seulement actif dans le parti, mais aussi dans la SA (Sturmabteilung). Nommé en 1931 Reichsjugendführer, cet homme très ambitieux épousa Henriette Hoffmann, la fille du photographe personnel de Hitler.
Il évoluait dans les hautes sphères de la société, très combattives contre la république de Weimar et la démocratie parlementaire, comme c’était déjà le cas de son propre père Carl von Schirach (p. 19), qui cautionnait, à l’instar des anciennes élites culturelles et politiques de l’Empire allemand, des valeurs alimentant le mythe du »Führer« (que l’on aurait préféré voir figurer au fil de l’ouvrage entre guillemets ou en italique).
Schirach s’était porté volontaire à partir d’avril 1940 sur le front de l’Ouest lors de la campagne de France. Sa promotion au grade de lieutenant en juin 1940 au bout de huit jours de combats et l’obtention de la croix de fer furent mal perçues par la Wehrmacht qui remit en cause une reconnaissance si rapide. Rappelé à Berlin, il fut nommé Gauleiter du parti nazi et Reichsstatthalter (gouverneur jouissant d’une relative autonomie) à Vienne, la même année. Remplacé en tant que responsable du mouvement de jeunesse, il gardait néanmoins son titre de Reichsleiter du parti nazi. Dès septembre 1940 il fut chargé de l’évacuation des jeunes des villes vers les campagnes pour assurer leur sécurité. En outre, il imposa à Vienne un système culturel bien perçu des élites et des artistes d’extrême droite.
Avec une résidence située sur un terrain immense dans un quartier résidentiel de Vienne (p. 237), Schirach continua à faire des envieux: ses relations avec le ministre de la Propagande, Joseph Goebbels, se dégradèrent à cause de leur lutte pour la domination culturelle (p. 89). Le conflit avec la communauté enseignante, en particulier dans le supérieur (p. 107), ne s’atténua pas avec le temps. En outre, Schirach avait manifesté sa volonté de ne pas voir la Wehrmacht prendre directement en main la formation paramilitaire de la Hitlerjugend (p. 100) et ceci jusqu’en 1941, date à partir de laquelle l’aptitude à la guerre et au combat devint un objectif prioritaire.
Même les rapports avec Hitler s’envenimèrent après une soirée au Berghof le 24 juin 1943 où Henriette von Schirach reprocha à Hitler le traitement des femmes juives en Hollande. Pour retrouver les bonnes grâces de Hitler, il fallut attendre l’attentat manqué contre celui-ci le 20 juillet 1944: le rôle de champion vengeur de Schirach et son adhésion à l’ordre de »tenir Vienne« contre l’envahisseur ennemi furent bien accueillis. Et pourtant Schirach allait s’enfuir devant l’avancée de l’Armée rouge …
Oliver Rathkolb met bien en valeur l’action de Schirach qui procura de l’intérieur au fascisme et au nazisme une »expression socialement acceptable« pour les cœurs naïfs des jeunes filles du BDM (Bund Deutscher Mädel) et pour leurs parents, »marquant la jeunesse allemande (au sens large) pendant plus d’une décennie, utilisant habilement les moyens disponibles pour influencer idéologiquement une génération montante« (p. 230).
Interné par les alliés à Bad Tölz, sa femme comme celles des autres dignitaires nazis étant davantage épargnées (p. 264), Schirach déploya en 1946 au moment du procès de Nuremberg une stratégie habile qui lui permit d’échapper à la pendaison et de retrouver la liberté après avoir purgé une peine de vingt ans de prison. Son aide de camp personnel depuis octobre 1940, Fritz Wieshofer, et son assistant, Gustav Höpken, ont nié la responsabilité de Schirach dans la déportation des juifs de Vienne, comme s’il n’en avait pas eu connaissance (p. 254). Il s’agissait peut-être de se dédouaner eux-mêmes auprès des Alliés. Schirach assuma sa responsabilité politique pour l’extermination des juifs, mais refusa sa culpabilité juridique dans sa déclaration du 24 mai 1946 lors du deuxième jour du procès de Nuremberg: »C’est un crime qui remplit de honte tout Allemand. Mais la jeunesse allemande n’y est pour rien: sa pensée était certes antisémite, mais elle ne voulait pas l’extermination de la population juive. Elle pressentait et se doutait bien qu’Hitler réalisait cette extermination par l’assassinat quotidien de milliers d’êtres innocents« (p. 252). On notera que Schirach minimisait le nombre des victimes (des milliers, dit-il, et non pas des millions) et passait sous silence les groupes des Roms et des Sintis, les malades euthanasiés, les prisonniers de guerre, etc. Selon ses dires, Hitler était »l’unique criminel, responsable avec la collaboration du Reichsführer SS Heinrich Himmler«. Pourtant, Schirach avait bien annoncé dans son discours du 6 juin 1942 que »tous les juifs seraient éloignés de notre ville« de Vienne (p. 258).
La stratégie de défense de Schirach demeura immuable et il se dissocia des nazis et de Hitler en déplorant le massacre des juifs. Son petit-fils, Ferdinand von Schirach, a donné à ce sujet en 2011, dans le »Spiegel«, une réponse sans équivoque: »Ses décisions ne relevaient ni de l’accident, ni du hasard, ni de l’imprudence«.
Oliver Rathkolb apparaît comme un spécialiste éminent de la vie culturelle en Autriche à des époques troublées et de ses répercussions jusqu’à nos jours. Il a dirigé des colloques sur l’austrofascisme et l’antisémitisme en Autriche. On lui doit également plusieurs collaborations à des publications sur Carl Orff, Richard Wagner à Vienne et l’histoire de l’opéra viennois. Il parachève avec son livre sur Schirach un panorama très complet de l’histoire culturelle autrichienne depuis le début du XXème siècle.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Anne-Marie Corbin, Rezension von/compte rendu de: Oliver Rathkolb, Baldur von Schirach. Des jeunesses hitlériennes à la déportation des Juifs de Vienne, Paris (Tallandier) 2023, 352 p., ISBN 979-10-210-5332-8, EUR 24,00., in: Francia-Recensio 2023/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.4.101592