Publié en allemand par l’éditeur Metropol comme 16e volume de la riche collection »Studien zum Antisemitismus in Europa«, au milieu de titres ayant trait surtout à l’Europe centrale et orientale, cet impressionnant volume de 725 pages, écrit d’une plume claire, nourri de l’érudition nécessaire, traite d’un sujet important, l’histoire de la minorité juive, depuis le XIXe siècle jusqu’à nos jours, dans le Grand-Duché du Luxembourg, petit État entre l’Allemagne, la France, les Pays-Bas et la Belgique, et point d’observation idéal pour croiser les échelles locale, nationale et internationale, afin de, si possible, renouveler les perspectives sur les histoires des »grands« pays tout en apportant du nouveau sur un sujet pleinement européen.

L’autrice, Renée Wagener, est une journaliste, historienne et femme politique luxembourgeoise, qui après avoir travaillé sur l’histoire des femmes, les mémoires collectives, les institutions luxembourgeoises, s’est tournée vers l’histoire des juifs et de l’antisémitisme au Luxembourg, thème sur lequel elle a soutenu en 2017, sous la direction d’Arthur Schlegelmilch, spécialiste d’histoire constitutionnelle, une thèse de doctorat à l’université à distance de Hagen, en Allemagne: »Die jüdische Minderheit in Luxemburg und das Gleichheitsprinzip: Staatsbürgerliche Emanzipation vs. staatliche und gesellschaftliche Praxis vom 19. bis zum Beginn des 21. Jahrhunderts« (»La minorité juive au Luxembourg et le principe d’égalité. Émancipation civique, pratique étatique et sociale [XIXe–XXIe siècles])«.

Elle en a tiré l’ouvrage qui est l’objet de cette recension, composé de neuf parties d’inégales longueurs, introduction (I) et conclusion (IX) comprises, qui suivent un mouvement principalement chronologique: le XIXe siècle, de l’émancipation des juifs à l’affaire Dreyfus (II, 65 p.), le début du XXe siècle (III, 87 p.), les années 1933-1940 (IV, 201 p.), la Deuxième Guerre mondiale (V, 121 p.), l’immédiat après-guerre (VI, 60 p.), le temps présent depuis 1967 (VII, 35 p.), une partie thématique sur les témoins (VIII, 23 p.), puis des annexes et une bibliographie amples. On notera un net déséquilibre en faveur des parties IV et V, qui couvrent les années 1933–1944, pour environ la moitié de l’ensemble, disproportion qui dénote non seulement le choix personnel de l’autrice ou la prédilection des directeurs de la collection, mais également l’importance de cette période qui aurait pu constituer un livre à elle seule, autour de la crise des années 1930, l’instauration du IIIe Reich en Allemagne et l’extermination des juifs d’Europe qui s’en est suivie durant la guerre.

Cette préférence accordée à ce moment criminel de l’histoire européenne se relève en général dans l’historiographie, donnant souvent l’impression que le XIXe siècle n’aurait d’intérêt qu’en relation avec cette période qui l’a suivi; elle se relève aussi dans le propos liminaire de cette belle collection d’études sur l’antisémitisme en Europe, reproduit en ouverture de l’ouvrage, dans lequel les directeurs, Werner Bergmann et Ulrich Wyrwa, posent que l’antisémitisme serait apparu comme mouvement social et politique en Allemagne au XIXe siècle, avant de s’étendre au reste du continent, de conduire au nazisme et au meurtre de six millions de juifs. En l’occurrence, ce parti pris peut sembler regrettable dans la mesure où le titre met l’accent sur l’émancipation des juifs autant que sur l’antisémitisme, ce qui aurait pu faire espérer de plus longs développements sur ce processus et ses limites, conformément déjà au titre de la thèse dont ce livre est issu.

Le projet de ce dernier semble être avant tout une histoire générale de cette minorité au Luxembourg par-delà deux siècles, jusqu’à aujourd’hui, avec une attention particulière pour l’extermination et ce qui l’a préparée. Le titre reprend le terme »Antisemitismus«, »antisémitisme«, alors que l’allemand utilise souvent »Judenhass«, »haine des juifs«, voire »Judenfeindschaft« ou »Judenfeindlichkeit«, c’est-à-dire »hostilité ou inimitié envers les juifs«, qui ont l’avantage par rapport au premier de ne pas se référer à la doctrine raciale considérant les juifs comme des Sémites, et d’ainsi mieux correspondre à l’aversion diverse que ceux-ci ont pu subir, que ce soit avec des discours religieux ou économiques préexistant à cette théorie inspirée par la science du XIXe siècle.

L’historienne formule en introduction deux hypothèses: la première, selon laquelle le traitement de la minorité juive serait »exemplaire de l’acceptation limitée« de nouvelles populations par la »société majoritaire luxembourgeoise«, reprenant la question politique très actuelle de l’inclusion des minorités; les limites à l’application du libéralisme conduisent à une seconde hypothèse s’interrogeant sur l’abandon des principes de celui-ci par des libéraux convertis au début du XXe siècle à un nationalisme xénophobe dans un contexte de formation de l’identité nationale (»Nation Building«), suivant en cela une évolution similaire à nombre de libéraux allemands devenus nationaux-libéraux, ultranationalistes, après la fondation de l’Empire allemand autour de la Prusse de Bismarck. Intéressant par les questions qu’il soulève, les études qu’il convoque, les sources qu’il utilise, l’ouvrage de Renée Wagner donne parfois davantage l’impression de critiquer le libéralisme luxembourgeois depuis le XIXe siècle, en particulier ses promesses non-tenues d’émancipation, que d’étudier pour elle-même l’histoire, heurtée, dans le Grand-Duché d’une communauté cultuelle et culturelle présente presque partout en Europe.

Pour autant, le souci de réflexion comparatiste et transnationale se donne fréquemment à lire avec bonheur, par exemple lorsque l’autrice montre l’influence d’auteurs aussi divers que les Français Toussenel et Drumont, ou les Allemands Glagau et Böckel, cela au sein d’une presse majoritairement catholique dont les références ne se limitent pas au libéralisme. Toutefois, le choix de l’affaire Dreyfus comme borne chronologique semble peu convaincant, le retentissement planétaire de ce scandale antisémite ne causa pas en dehors de l’hexagone la même recomposition qu’il y fit à l’intérieur, ce dont, en plus même de ce qu’en écrit Renée Wagner elle-même à propos du Luxembourg (tout resta y « calme », p. 97), on trouvera un indice dans le fameux essai de Theodor Herzel, L’État juif. Essai d’une solution moderne de la question juive de 1896, qui ne tint nul compte de l’Affaire pourtant commencée deux ans plus tôt..

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Guillaume Payen, Rezension von/compte rendu de: Renée Wagener, Emanzipation und Antisemitismus. Die jüdische Minderheit in Luxemburg vom 19. bis zum beginnenden 21. Jahrhundert, Berlin (Metropol Verlag) 2022, 725 S., Abb., Diag. (Studien zum Antisemitismus in Europa, 16), ISBN 978-3-86331-655-6, EUR 36,00., in: Francia-Recensio 2023/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.4.101597