Ce livre est le troisième et dernier d’une trilogie rendant compte d’une recherche collective soutenue par l’Agence nationale de la recherche (ANR) et consacrée au »Pouvoir des listes au Moyen Âge«. Les deux ouvrages précédents, parus en 2019 et 2020 dans la même collection, ont porté respectivement sur »Écritures de la liste« et sur »Listes d’objets/listes de personnes«. Ce troisième volume pose aux listes médiévales les questions de l’espace et du temps, comprises comme des enjeux de pouvoir: quels sont les effets de l’espace et du temps sur les listes? Et plus encore: que peuvent les listes sur l’espace et le temps? On mesure, à lire ce volume riche et passionnant et dont la problématique a fait l’objet d’une mûre réflexion collective, à quel point ces questions sont actuelles pour les médiévistes: autant ceux-ci ont renouvelé ces dernières années leur conception des notions médiévales d’espace et – dans une moindre mesure – de temps, autant les recherches, nombreuses en France et en Allemagne depuis une trentaine d’années sur la »scripturalité« et largement inspirées par l’anthropologie historique (plusieurs auteurs dans le livre rendent un hommage appuyé et justifié à la »Raison graphique« de Jack Goody), ont conduit les médiévistes à dépasser l’évidence formelle du texte écrit en continu pour s’interroger sur une autre forme d’écrit – »segmentée, énumérative, classificatrice« (p. 37, 335) –, celle de la liste.

Ce thème de recherche allait d’autant moins de soi que le mot liste n’est pas médiéval, exception faite de l’hapax burlesque relevé par Jean-Yves Tillette chez François Villon: »papalixte«, une »liste des papes« (p. 401). Le mot n’est apparu en effet en français qu’en 1567 (dans le contexte, notons-le, du droit municipal), avant de se répandre et aussi de passer en anglais dans les siècles suivants. Non seulement les nombreux usages modernes du mot (»liste noire«, »liste de mariage«, »liste électorale«, »liste d’aptitude«, etc., sans oublier les »listings« crachés par les ordinateurs) peuvent convaincre de la pertinence d’une telle enquête, mais le large éventail des termes latins ou vulgaires qui pourraient lui correspondre – noticia, divisio, descriptio, repertorium, registrum, etc. – invite à s’interroger sur l’extrême diversité des formes et du »pouvoir« des listes médiévales dans l’espace et le temps. Les listes médiévales ne se présentent pas nécessairement en colonnes d’Item, quels qu’en soient la nature et l’ordre, mais peuvent s’incarner dans un texte continu, quoique segmenté par la ponctuation ou d’autres signes graphiques (des »balises«), ou même se glisser dans un dessin géométrique énumérant les possessions d’une abbaye (dans les exemples cités par U. Kleine des monastères alsaciens de Marmoutier et Sindelsberg, p. 268). Ce cas est d’autant plus remarquable qu’il fait la jonction entre l’étude des listes et celle des diagrammes ou figurae dont les médiévistes reconnaissent également depuis peu l’extrême diversité et la grande richesse, surtout à partir du XIIe siècle.

Le volume contient treize études, précédées par une introduction collective définissant parfaitement la problématique commune et suivies par une postface de F. Mazel qui souligne les principaux acquis de la recherche. Le plan du livre se décline en trois parties, intitulées respectivement: »Rejeux«, »Reconnaissances« et »Re-présentations«; la répétition du même préfixe (re-) exprime bien l’impact des listes sur la »spatio-temporalité« (J. Morsel), caractéristique de la société médiévale. D’une part, elles s’inscrivent dans le temps en reprenant des listes antérieures, dont elles réorganisent l’ordre et le contenu; elles font acte de mémoire, comme on le voit dans les usages médiévaux des généalogies bibliques (F. Gringras) ou dans la liste des saints fondateurs de l’église Saint-Hilaire de Poitiers (C. Voyer), ou encore dans la récapitulation, à la demande des maîtres des orfèvres parisiens, des »écrous« de la prison du Châtelet ayant concerné dans le passé des membres de leur métier (J. Claustre), dans le cas des nécrologes-obituaires (A. Chiama) et de l’enregistrement des naissances et des décès dans les livres de famille florentins (F.‑J. Arlinghaus); notons aussi que les listes n’articulent pas seulement le passé et le présent, mais qu’elles peuvent aussi se projeter dans les futura: dans les »listes des schismes en temps de schisme«, la prédiction d’un 24e schisme venant conforter l’annonce de la venue imminente de l’Antéchrist (F. Delivré).

D’autre part, les listes participent au contrôle de l’espace, qu’il s’agisse de »cartographier« le monde en en énumérant toutes les parties (N. Bouloux), de définir les limites de la christianitas (V. Theis), de délimiter l’extension de seigneuries voisines et rivales en énumérant leurs possessions (J. Morsel) ou d’asseoir le pouvoir de la commune sur ses quartiers, ses murailles et ses portes et de rendre plus efficace le prélèvement de l’impôt (P. Chastang). On le comprend, la réalisation et l’imposition de listes, quels qu’en soient la forme et les supports (entre oralité, scripturalité et »figurativité«) ont toujours partie liée avec la revendication ou l’exercice d’un pouvoir; dérouler une liste (qui peut être close, ou au contraire ouverte à l’infini) est moins souvent l’expression d’un consensus que la mobilisation d’un outil polémique en réponse à une situation agonistique. La liste, en ce sens, a pleinement sa place dans la dynamique de l’histoire sociale: il était grand temps que cette place lui fût reconnue. Les trois ouvrages consacrés au »Pouvoir des listes« et tout particulièrement celui-ci, qui couronne l’édifice, relèvent brillamment le défi.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Jean-Claude Schmitt, Rezension von/compte rendu de: Éléonore Andrieu, Pierre Chastang, Fabrice Delivré, Joseph Morsel, Valérie Theis (dir.), Le pouvoir des listes au Moyen Âge. Band 3: Listes, temps, espace, Paris (Publications de la Sorbonne) 2023, 460 p. (Histoire ancienne et médiévale, 191), ISBN 979-10-351-0866-3, EUR 22,00., in: Francia-Recensio 2024/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.1.103039