L’histoire de la Bretagne médiévale connaît actuellement de sérieuses et intéressantes remises en question, en particulier pour le haut Moyen Âge. Dans la continuité des recherches du dernier tiers du XXe siècle, ce dynamisme est notamment porté par les chercheurs anglo-saxons comme l’atteste ce beau volume qui s’inscrit dans un diptyque. Les mêmes chercheurs ont en effet coordonné un premier volume: »Brittany and the Atlantic Archipelago, 450–1200: Contact, Myth and History« (2021). Les articles publiés ici proviennent des communications présentées lors d’un colloque tenu à Cambridge en 2017.

On notera en premier lieu l’amplitude chronologique couverte qui est celle d’un premier (et long) haut Moyen Âge commençant avec la fin de l’Empire romain et allant jusqu’aux Plantagenêts. Ceci permet certes de revenir sur certains temps forts de l’histoire régionale (migrations, mythes divers), cela correspond également à une réalité historique, notamment au plan archéologique, mais aussi à un point de bascule, d’une part, de l’histoire économique et sociale de la région avec l’essor urbain, et d’autre part, avant l’arrimage du duché au monde capétien. Les huit siècles couverts ont donc une réelle cohérence. Il n’est malheureusement pas possible de revenir en détail sur tous les apports de ce volume, nous nous limiterons à ce qui nous semble essentiel. Les coordinateurs soulignent leur projet avec le sous-titre de l’ouvrage »Connections and Disconnections«. L’histoire de la Bretagne du premier Moyen Âge est encore trop souvent envisagée dans le cadre d’une lecture binaire autour de deux pôles: la Bretagne celtique ou la France continentale. Le retour aux sources est alors nécessaire pour sortir de ce carcan et envisager ce qui relie réellement la Bretagne à tel pôle et ce qu’elle a aussi su produire, en sortant, une nouvelle fois, des modèles, faisant d’elle une région »en retard«, »sous influence«, etc.

À la lumière d’une relecture des données archéologiques, la question de la migration (Ve–VIe siècles) et celle des influences sont revues par Patrick Galliou. Le poids des sources écrites carolingiennes a conditionné la compréhension de cette période et les archéologues ont longtemps suivi les pas de certains historiens des textes, tel Arthur de La Borderie, pour retrouver des artefacts attestant de cette migration – terme qui mériterait d’être interrogé. John Hines illustre avec le fameux Quoit Brooch Style les limites de l’approche matérielle. Ces broches issues du sud-est de l’Angleterre sont difficilement mobilisables pour éclairer la période où une partie de l’Armorique devient la Bretagne (VIe–VIIe siècles). D’ailleurs l’auteur note que le processus le plus important est celui de becoming Breton. Au risque de forcer le trait en pastichant une célèbre expression, on pourrait dire qu’on ne naît pas Breton, mais on le devient. Nous retrouvons-là des processus observables dans le monde franc. Grâce à l’essor de l’archéologie préventive de ces dernières années, Isabelle Catteddu et Joseph Le Gall soulignent que les sites ruraux bretons, modestes dans l’ensemble, ont des liens avec les voisins d’outre-Manche mais tout autant avec les espaces germaniques et francs, cela dépend aussi de quelles parties de la Bretagne il est question.

Les liens entre les deux rives de la Manche ont longtemps été inscrits dans la continuité du sillon des migrations avec une voie unique: les exportations depuis les îles Britanniques vers la petite Bretagne. Or, plusieurs études montrent que les échanges étaient plus complexes1. Joëlle Quaghebeur relève ainsi que l’intermède scandinave conduit une partie des élites, en particulier laïques, à activer des liens avec les rois anglo-saxons. Plutôt qu’une reconnexion, pour s’inspirer du sous-titre du recueil, il s’agit plus certainement d’une nouvelle connexion établie alors que l’Empire carolingien vacille. Katharine Keats-Rohan éclaire ensuite d’autres liens. Malgré les travaux pionniers d’Hubert Guillotel, la Bretagne a longtemps été considérée comme une principauté difficilement perméable aux réformes ecclésiastiques des Xe–XIe siècles. Le monde monastique breton était pleinement connecté aux milieux réformateurs. L’influence de Sainte-Bénigne de Dijon est relayée par Guillaume de Volpiano et le Mont-Saint-Michel, abbaye revenue dans le giron normand qui se joue des frontières politiques pour poursuivre ses contacts avec les établissements bretons, tels Saint-Jacut ou Saint-Méen. Deux études sur les vitae bretonnes montrent la diversité des connexions. Karen Jankulak rappelle que les échanges intellectuels furent continus, réguliers et réciproques avec le pays de Galles. En tournant le regard, Joseph-Claude Poulin met en exergue que la Bretagne était aussi fermement arrimée au monde franc et à l’Église d’Occident. Parmi les méthodes mobilisées figure également l’étude des noms. Paul Russel pose des jalons méthodologiques en ce qui concerne l’anthroponymie et Oliver Padel reprenant le vaste chantier de la toponymie, actuellement en déshérence en Bretagne continentale, montre que des racines communes sont utilisées dans des contextes géographiques et sociaux différents, rappelant une nouvelle fois la diversité de l’espace dit celtique.

Dans la continuité de ces approches nuancées et contextualisées, Magali Coumert observe que les textes du premier haut Moyen Âge envisagent une Bretagne plurielle, notamment au plan politique où coexistaient plusieurs »rois«, du moins c’est ainsi que les sources franques les désignent. La simplification et l’unification semblent s’opérer au cours du IXe siècle, sous l’influence carolingienne. Le modèle impérial joue, c’est certain, mais on peut aussi s’interroger sur les choix des rois bretons subordonnés. Cette unification politique autour d’un récit simple – voire simpliste – des migrations servait leur dessein politique. Ben Guy poursuit plus loin avec le monastère de Llancarfan (pays de Galles) qui a été un pôle, après la conquête de 1066, de théories sur la fondation de la Bretagne connaissant avec Geoffrey de Montmouth leur aboutissement. On le perçoit ici: les origines de la Bretagne ont d’abord été des récits narratifs, fruits de constructions intellectuelles et politiques, longtemps mal saisies par les historiens. Ces contributions apportent des éclairages indispensables.

Comme le soulignent les coordinateurs de l’ouvrage: »it is easier to ask than to answer questions about Brittany and its origins« (p. 1). Et finalement, c’est aussi bien. Cela impose une relecture de l’histoire bretonne en dehors des clichés et des modèles, pour certains dépassés. Cela oblige à revenir aux sources, écrites et archéologiques. Et leur vœu exprimé en introduction »in the hope that directions for future research would emerge« (p. 2) nourrira à n’en pas douter matière à débats d’une part et futurs projets de recherches de l’autre. Car toutes les questions sont-elles résolues? Ce n’était pas l’objet des coordinateurs. L’aggiornamento historiographique est appelé à se poursuivre. La question linguistique demeure un point à reprendre. L’approche (hagio- et micro-)toponymique pose un certain nombre de questions, notamment sur l’évolution de la langue. Il y a peu de mots en breton dans les manuscrits, ce ne sont pas les quelques bribes des cartulaires de Landévennec et Saint-Sauveur de Redon qui permettront d’avancer de manière significative sur ce point. Les études génétiques offrent des perspectives, on retrouve effectivement des marqueurs caractéristiques dans l’actuelle Bretagne2. Sont-ce le reflet des »migrations« alto-médiévales ou bien d’échanges lents et invisibles – ou presque – de population pour qui la mer n’était pas un obstacle?

L’ouvrage couvre donc un certain nombre de champs disciplinaires, sans occulter la difficulté à avoir une lecture générale de la période. Les sources sont disparates et, parfois, voire même souvent, rares. Les articles reprenant un très large panel de sources analysées avec de nouvelles grilles méthodologiques apportent un jalon important à la compréhension de l’histoire médiévale de la Bretagne du premier Moyen Âge. Cette dernière ne peut plus être considérée comme un isolat ou une simple périphérie, mais bel et bien comme un espace créateur de réalités sociales, avec ses nuances et sa diversité, qu’il convient de réintégrer à l’échelle de l’Occident médiéval.

1 Françoise Labaune-Jean, Les échanges à travers le mobilier: état des connaissances sur le haut Moyen Âge en Bretagne, dans: Julien Bachelier (dir.), Rivages bretons. Ports, mers et fleuves en Bretagne aux IXe–XIIe siècles, n° spécial Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest 130/3 (2023), p. 109–131.
2 Matilde Karakachoff, Nicolas Duforet-Frebourg, Floriane Simonet et al., Fine-scale human genetic structure in Western France, dans: European Journal of Human Genetics 23 (2015), p. 831–836, DOI: https://doi.org/10.1038/ejhg.2014.175 et plus récemment: Aude Saint Pierre, Joanna Giemza, Isabel Alves et al., The genetic history of France dans: European Journal of Human Genetics 28 (2020), p. 853–865, DOI: https://doi.org/10.1038/s41431-020-0584-1.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Julien Bachelier, Rezension von/compte rendu de: Caroline Brett, Paul Russel, Fiona Edmonds (ed.), Multi-Disciplinary Approaches to Medieval Brittany, 450–1200. Connections and Disconnections, Turnhout (Brepols) 2023, 376 p., ISBN 978-2-503-60110-6, EUR 80,00., in: Francia-Recensio 2024/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.1.103048