L’étude des pratiques médiévales de l’écrit, c’est-à-dire tant de ses fonctions et de ses usages à travers son contenu et sa dimension matérielle, que de ses supports ou de sa place dans la société, connaît un nouvel essor depuis les années 2000. Si la Catalogne altomédiévale avait constitué l’un des terrains pionniers de ce champ de recherche avec la thèse de doctorat d’État de Michel Zimmermann – »Lire et écrire en Catalogne, IXe–XIIe siècle« (2003) sur deux volumes –, les royaumes chrétiens du nord de la péninsule Ibérique au haut Moyen Âge étaient restés quelque peu à la marge de ces problématiques en dépit des travaux sur les manuscrits, les copistes et les bibliothèques de M. C. Díaz y Díaz et J. A. Fernández Florez (bilan critique G. Barrett, p. 367–377). La parution, en 2023, de deux ouvrages consacrés à l’écrit manuscrit et diplomatique et à ses usagers, copistes comme lecteurs, dans la péninsule Ibérique altomédiévale vient ainsi combler un certain manque dans l’historiographie.

Avec un même choix d’illustration en couverture et frontispice – la représentation d’un copiste offrant son manuscrit à un abbé (León, Archivo Catedralicio, 8, f°IV) –, les livres de Catherine Brown, »Remember the Hand: Manuscription in Early Medieval Iberia« et de Graham Barrett, »Text and Textuality in Early Medieval Iberia: The Written and The World, 711–1031« présentent d’emblée un certain nombre d’intérêts communs: tous deux adoptent une approche globale qui aborde l’étude des textes dans leur contexte matériel, le manuscrit ou la charte; tous deux reprennent et discutent des notions de literacy ou de communautés textuelles dans les sociétés chrétiennes ibériques postérieures à la conquête islamique. Les deux livres se distinguent en revanche par un style et des méthodes relativement différentes quoique complémentaires.

Catherine Brown centre son étude sur les copistes officiant dans les royaumes chrétiens nord-péninsulaires de 985 à 1080/1090. Son objectif est de montrer que le livre manuscrit était le résultat d’une articulation étroite entre écriture et lecture en considérant l’objet-livre et l’œuvre qu’il contient ensemble (un »articulate codex«, p. 2). En forgeant de manière quelque peu gratuite un certain nombre de concepts en introduction, l’autrice cherche surtout à souligner la spécificité de l’activité manuscrite de l’écriture (»manuscription«, p. 4) et de son résultat (»a graspy activity«), qu’elle se propose d’étudier à l’aide d’une méthode pluridisciplinaire qualifiée de »codicologie empathique« (»empathic codicology«, p. 4) soit une étude globale tentant de lire les manuscrits comme les copistes les ont formés, dans la droite ligne des travaux récents en histoire des textes et du livre (voir en plus des travaux cités en note 17, p. 4, les recherches menées à l’Institut de recherches en histoire des textes à Paris et à Namur dans le pôle de recherche PraME, Pratiques médiévales de l’écrit).

L’ouvrage, découpé en huit chapitres, aborde successivement certains manuscrits ibériques bien connus des spécialistes de cet espace et parfois déjà très bien étudiés, à l’image des Beatus de San Miguel de Escalada (New York, Morgan Library, Ms. 644) et de Silos (Londres, British Library, Add. Ms. 11695), deux exemplaires enluminés du Commentaire sur l’Apocalypse attribué au moine Beatus de Liébana (fin du VIIIe s.), à l’image aussi des manuscrits de l’enlumineur Florentius (Madrid, Biblioteca Nacional de España, 80; Cordoue, Archivo Catedralicio, 1; León, San Isidoro, 2) ou des monumentaux recueils de textes normatifs réalisés à la fin du Xe siècle, les codices dit »Vigilanus« et »Aemilianensis« (Escorial, RBME, d.I.2 et d.I.1). Tous présentent la spécificité de comporter des colophons (jusqu’à six dans le même codex pour le Beatus de Silos), qui fournissent des informations relativement précises sur les copistes, les enlumineurs, les dates de commande et d’achèvement de la copie, et les lieux où elle s’est déroulée. Ils détaillent également – en reprenant des formules et des thèmes parfois topiques – les motivations spirituelles et sotériologiques qui ont présidé à ce travail difficile dont ils décrivent les effets sur leur corps et sur leur esprit. Tout l’intérêt de l’ouvrage réside dans la réunion de ce corpus et dans l’effort de synthèse et de comparaison mené sur les colophons (avec reproduction des transcriptions, traduction anglaise et reproductions en couleur des folios) et les manuscrits qui les contiennent. Si la bibliographie est relativement complète, on pourra néanmoins consulter, en plus des travaux cités, la thèse de Florian Gallon »Moines aux extrémités de la terre. Fonctions et représentations du monachisme dans la péninsule Ibérique du haut Moyen Âge (VIIIe–XIe siècle)«, 2014 (https://hal.science/tel-04302248) sur les monastères et les différents copistes évoqués; sur le corpus d’annotations du Madrid, RAH, 29 qui contient la Cité de Dieu d’Augustin (cité dans le chap. 7): Jesse Keskiaho, »The Annotation of Patristic Texts as a Curatorial Activity?«, dans: Mariken Teeuwen, Irene Van Renswoude (ed.), The Annotated Book in the Early Middle Ages (2017), p. 673‑704; et sur les Beatus et le Commentaire sur l’Apocalypse qu’ils contiennent, une œuvre qui est loin de se résumer à »une étude plutôt ennuyeuse« (»a rather dull study«, p. 131): Gaelle Bosseman, »Eschatologie et discours sur la fin des temps dans la péninsule Ibérique, VIIIe–XIe siècle«(2023, éléments de synthèse et bibliographie p. 1–3, 17–19, 71–72).

En croisant des études de cas précises, C. Brown montre concrètement comment dans un seul livre, autour d’un seul texte, s’engage un discours à plusieurs voix, à l’image du Madrid, BNE 80 dans lequel se font entendre Grégoire le Grand, l’évêque Taion de Saragosse qui fut lecteur et éditeur des Moralia au VIIe siècle, et enfin Florentius, qui fut à son tour le lecteur, et surtout le copiste, l’annotateur et l’enlumineur de cette édition au Xe siècle (chap. 1). Le travail de copie, qui engage l’âme et le corps à l’image du travail agricole (chap. 3), est alors un moyen d’atteindre, comme l’avait bien montré dom Jean Leclercq, la contemplation de Dieu et de faire son salut en laissant, pour le lecteur ou la lectrice, une requête: celle de se souvenir de son nom et de prier pour lui. Deux chapitres sont consacrés aux autres supports de l’écrit manuscrit également réceptacles de la mémoire de ceux qui les ont réalisés: les chartes et les inscriptions (chap. 4 et 5). L’analyse conjointe de ces trois types d’écrits met en valeur le lien essentiel entre le travail d’écriture ou de gravure et l’inscription dans le temps. Elle souligne également le rôle central du copiste dans l’authentification de documents dans lesquels sont entremêlés le présent du donateur, son futur ici-bas et son futur eschatologique (p. 97, voir sur ce point: Jean-Claude Schmitt, »Appropriating the Future«, dans: Medieval Futures: Attitudes to the Future in the Middle Ages, 2000, p. 3–17).

À l’image de celle de C. Brown, l’étude menée par G. Barrett à partir des actes de la pratique nord-péninsulaire souligne le développement et l’intensification de l’organisation de la société autour de la figure centrale du copiste (»The dynamic of literacy over time in early medieval Iberia is this: a growing and intensifying organisation of society around the central and intermediary figure of the scribe«, p. 176). Intermédiaires essentiels entre l’écrit et ses usagers non lettrés, les copistes et les notaires sont de fait les »créateurs et communicateurs de l’écrit« (»creators and communicators of the written word«, p. 363, nous soulignons). À partir d’un corpus d’un peu plus de 4 000 chartes provenant des royaumes chrétiens du nord de la péninsule (Catalogne exceptée, avec 6 000 chartes étudiées par M. Zimmermann), le travail mené par G. Barrett ambitionne d’étudier les fonctions de l’écrit dans les sociétés latines ibériques (p. 14). L’enquête livrée est remarquable dans ce qu’elle parvient à croiser avec habileté observations de grandes tendances, appuyées sur des analyses quantitatives régulièrement illustrées par des graphiques, et observations ponctuelles à partir d’exemples précis et détaillés. L’ouvrage est organisé en deux grandes parties, elles-mêmes divisées en six chapitres aux titres relativement obscurs (»Archival Voices«, »Creating«, »Retaining«, »Proving«, »Framing«, »Sacred Words«). Il s’agit en réalité de s’intéresser d’abord à ce qui concerne l’acte lui-même, sa rédaction et sa conservation et préservation (chap. 1, 2, 3); puis, dans un second temps, au réseau de textes dans lequel il s’insère et qui renforce son importance, qu’il s’agisse d’autres actes de la pratique, d’autres documents normatifs ou des textes sacrés, en premier lieu la Bible (chap. 4, 5, 6). L’objectif de l’ouvrage est ainsi de mettre en lumière à quel point la vie de l’acte – par lui-même et par ses liens avec d’autres textes circulant sous forme fragmentée ou entière – souligne l’importance de l’écrit dans les sociétés ibériques altomédiévales avant la révolution du XIIe siècle.

Le premier chapitre est une présentation du corpus analysé typologiquement, géographiquement, chronologiquement et sociologiquement sans négliger d’aborder les problèmes classiques posés par l’authenticité de cette documentation à partir d’une bibliographie internationale et actualisée. Le deuxième, en dialogue immédiat avec le travail de C. Brown, se concentre sur la sociologie des copistes et notaires et souligne la diffusion de l’écrit dans la société grâce à ces intermédiaires et autres relais non-lettrés (p. 171). Le chapitre 3 explore les pratiques de conservation, copie et confirmation. Le chapitre 4 aborde la question centrale des citations ultérieures et ouvre la discussion sur les vies de l’acte au-delà de son usage premier pour un négoce juridique précis. Il s’agit notamment de s’intéresser à leur mobilisation dans le cadre de conflits postérieurs, l’écrit octroyant un avantage certain à son détenteur (p. 257–258). C’est précisément cette fonction et sa stabilité dans le temps qui lui donne une efficacité reconnue et explique sa place croissante dans la société. Le recours, couronné de succès, aux actes, dans le cadre des conflits, a construit un respect grandissant à l’égard de l’écrit et développé son utilisation dans une forme de circularité bien mise en valeur par G. Barrett. Les chapitres 5 et 6 s’intéressent finalement aux textes normatifs auxquels se réfèrent les actes, souvent en préambule pour les introduire, ou, pour en assurer la défense future, dans les malédictions: d’abord la »Lex Visigothorum« (p. 259–263) et les »Fueros« (p. 308–309), puis la Bible, la loi canonique et les règles monastiques. Ces différents textes de référence cités sans doute à travers des formulaires constituaient la rhétorique de légitimation de la charte (»legitimising rhetoric of the charter«, p. 316), tout particulièrement la Bible, citée à travers la Vulgate comme les versions vieilles latines, qui permettait »d’expliquer [la charte], de la protéger et de lui insuffler quelque chose de la nature de l’Écriture« (»explaining it, protecting it, infusing it with something of the nature of Scripture«). En discutant de l’adéquation de la notion de communauté textuelle (B. Stock) aux copistes auditeurs et lecteurs qui mobilisent ce corpus (en donnant en exemple la communauté des martyrs de Cordoue, voir en ce sens: Patrick Henriet, »Sainteté martyriale et communauté de salut: une lecture du dossier des martyrs de Cordoue [milieu IXe siècle]«, dans: Michel Lauwers [dir. ], Guerriers et moines. Conversion et sainteté aristocratiques dans l’Occident médiéval [IXe–XIIe siècle], 2002, p. 93–139). G. Barrett souligne que si les références et autorités sont communes, le résultat de leur travail, les actes, sont destinés à d’autres et donc adaptés; il propose ainsi de définir plutôt comme une »société textuelle« les auteurs et les destinataires de ces écrits (p. 314–315). L’écriture est précise, la démonstration est appuyée sur une riche documentation dont le lecteur ou la lectrice peut se saisir grâce aux nombreux tableaux, graphiques, citations et annexes. Un index général relativement fourni permet une circulation croisée dans l’ouvrage.

On sort de la lecture de ces deux beaux livres convaincu que »l’écrit était le monde de la péninsule Ibérique médiévale« (»The written was the world of early medieval Iberia«, G. Barrett, p. 362) autrement dit qu’au-delà de ceux et celles qui savaient lire ou écrire, l’écrit circulait, était vu et lu, et constituait une autorité largement reconnue dans la société dans une continuité finalement insoupçonnée, mais certaine avec l’époque tardo-antique. Loin des distinctions académiques entre les genres, l’intertextualité entre les différents supports de l’écrit, leur réutilisation et citation de l’un à l’autre, et la commune identité de leurs scripteurs et usagers, éléments que l’on retrouve dans les deux ouvrages, soulignent une circulation et une diffusion des textes et des livres plus importante qu’on n’a pu l’envisager par le passé. De là découle sans aucun doute la place toute particulière de la lecture et de l’écriture dans les logiques d’accession au salut et de préservation de la mémoire en vue de la fin des temps bien soulignées par ces deux études.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Gaelle Bosseman, Rezension von/compte rendu de: Catherine Brown, Remember the Hand. Manuscription in Early Medieval Iberia, New York (Fordham University Press) 2023, 368 p., 66 fig. (Fordham Series in Medieval Studies), ISBN 978-0-8232-9894-5, DOI 10.1515/9780823298945, USD 65,00.; Graham Barrett, Text and Textuality in Early Medieval Iberia. The Written and The World, 711–1031, Oxford (Oxford University Press) 2023, 560 p., b/w fig./maps/ill., ISBN 978-0-19-289537-0, DOI 10.1093/oso/9780192895370.001.0001, GBP 100,00., in: Francia-Recensio 2024/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.1.103049