»Tu avais, je l’avoue, deux dons en particulier par lesquels tu pouvais t’attirer aussitôt l’esprit de n’importe quelle femme: composer des vers et chanter.« Quand Héloïse succombe jeune au talent de Pierre Abélard pour les chansons d’amour, imaginait-elle que, lui devenu moine et elle moniale, il écrirait pour elle un »Hymnaire« de 129 pièces ou plus pour l’office des heures, tenu pour un »œuvre esthétiquement parfait« par Michel Huglo, »un des sommets de la poésie occidentale« par Franz Dolveck et »un ensemble lyrique d’une émouvante profondeur, d’une grande pureté de ligne, d’une inventivité formelle sans précédents ni imitateurs« par Pascale Bourgain?

Édité, traduit et introduit par Franz Dolveck et Pascale Bourgain, cet »Hymnaire du Paraclet« date des années 1130, quand l’auteur Abélard est abbé de Saint-Gildas de Rhuys, en rupture avec ses moines et les seigneurs voisins, et que ses destinatrices, les religieuses du Paraclet, chassées par Suger en 1129 de leur monastère d’Argenteuil, ont trouvé refuge sous la direction d’Héloïse dans l’ermitage fondé quelques années plus tôt par son mari. L’»Hymnaire« nous parvient dans deux manuscrits incomplets: Bruxelles, Bibl. royale de Belgique, 10147–10158, d’origine germanique (2e tiers du XIIe siècle pour la partie qui nous intéresse) et Chaumont, Bibl. municipale, 31, originaire du Paraclet (XVIe siècle). Il faut donc combler avec l’un les lacunes de l’autre, et combiner deux structurations de l’»Hymnaire«. Le manuscrit de Bruxelles les range en trois ensembles (hymnes hebdomadaires, propre du temps, commun et propre des saints), précédés chacun d’une préface d’Abélard: c’est sans doute l’ordre originel, découlant de trois envois successifs par l’auteur. À l’inverse, le manuscrit de Chaumont reclasse les hymnes selon l’année liturgique, en intercalant d’autres pièces nécessaires à la récitation de l’office. Outre ces deux témoins principaux, quelques manuscrits transmettent des hymnes isolés.

L’introduction de Franz Dolveck débute par deux excellents aide-mémoires, sur la liturgie des heures et sur la versification métrique et rythmique au Moyen Âge. Ensuite, il présente de façon concise et dense l’»Hymnaire du Paraclet«, sa tradition manuscrite, sa structure, sa musique et sa fortune, du Paraclet même à la liturgie gallicane ou anglicane, puis les cinq éditions depuis la découverte du texte dans les années 1840, par Victor Cousin, Jean-Baptiste Pitra, Guido Maria Dreves, Joseph Szövérffy et Chrysogonus Waddell. Sont enfin présentées l’édition et la traduction.

Bien que fondée sur les manuscrits, l’édition n’est pas critique, faute d’apparat critique, même si les divergences envers les trois éditions précédentes sont fournies en annexe. Je doute qu’il faille, comme l’éditeur, »se réjouir de l’absence d’apparat critique, espérant qu’ainsi l’›Hymnaire‹ sera d’abord goûté comme un monument littéraire plutôt que comme un document historique« (p. 34). Le lecteur des pièces d’Abélard doit-il refouler en lui l’historien ou le philologue, autrement dit l’ami des textes, pour savourer leur beauté poétique comme elles le méritent? N’est-ce pas opposer de façon factice ceux qui savent à ceux qui goûtent? Abélard ne donne-t-il pas l’exemple opposé quand il unit dans son »Hymnaire« ses facettes multiples: le virtuose du trivium, le théologien exigeant, le moine non conformiste, l’homme blessé, le chrétien fervent et le poète inspiré? Peut-être suffisait-il d’annoncer qu’une édition critique fera l’objet d’une autre publication.

La traduction, par Pascale Bourgain, unit la précision à l’élégance, deux façons complémentaires d’être fidèle au poète breton. Le français calque, autant que possible, la diversité des rythmes et des mètres; parfois s’ajoute la rime. Un test sûr, lue à haute voix la traduction y gagne encore:

Faible enfançon, il vagit dans la crèche

lui qui ébranle le ciel à coup de foudre.

Il a pour lit des restes de litière,

lui qui accorde aux rois leurs lits de pourpre.

Il est mêlé au repas des bestiaux

celui par qui les anges sont nourris.

Si d’un côté se pressent les troupeaux,

il est servi d’autre part par les anges.

Dans toute la poésie liturgique du Moyen Âge, l’»Hymnaire« d’Abélard se distingue aussi par sa complétude. Tandis que le répertoire traditionnel rassemblait des œuvres de divers auteurs ou siècles, on doit à notre poète »l’unique tentative de créer un corpus complet et cohérent pour la totalité de l’année liturgique« (p. 14). Bien plus, avec le génie hardi qui est le sien, Abélard innove en composant, ce qui n’existait pas, des hymnes pour les saints Innocents, pour les évangélistes et pour – ce qui me semble particulièrement intéressant – les saintes femmes ordinaires, qui ne sont ni vierges ni martyres. Il leur consacre quatre hymnes, où les affirmations ordinaires sur »ce sexe plus vil après la faute« et »inférieur par nature« sont en partie compensées par les exemples de l’histoire sainte: Vierge Marie bien sûr, mais encore Débora, Jephté, Esther, Anne, Élisabeth, la pécheresse, les saintes femmes, et par cette déclaration:

Quantum quippe sexus hic est fragilis,

Eo virtus ipsius mirabilis:

Majus laudis exigit præconium,

In præcelsum erigenda titulum.

S’il tenait tant à faire dans son sanctoral une place aux saintes qui ont été mariées, n’est-ce pas pour permettre aux générations futures de célébrer la destinataire principale de l’»Hymnaire«, celle qui fut son élève, son amante et son épouse, avant de devenir sa sœur en religion et, peut-être un jour, une sainte? C’est ce qu’on pourrait penser en relisant à la suite de ces hymnes les passages de l’»Historia calamitatum« où Pierre professe son admiration devant les vertus d’Héloïse:

»[…] plus en effet le sexe féminin est faible, plus leur indigence se fait pitoyable pour émouvoir facilement les sentiments humains, et plus leur vertu se rend agréable à Dieu comme aux hommes. Aux yeux de tous, le Seigneur accorda une si grande grâce à notre sœur, qui était à la tête de toutes les autres, que les évêques l’aimaient comme leur fille, les abbés comme leur sœur, le laïcs comme leur mère; et tous admiraient à l’envi sa religion, sa sagesse et, sur toutes choses, l’incomparable douceur de sa patience. Plus rarement elle se laissait voir, afin de vaquer plus purement aux méditations et aux prières sacrées dans sa chambre close, plus ceux du dehors réclamaient ardemment sa présence et ses avis lors d’entretiens spirituels.«

Quoi qu’il en soit, l’édition, la traduction et l’introduction par Franz Dolveck et Pascale Bourgain de l’»Hymnaire du Paraclet« rendent justice à l’un des talents méconnus d’Abélard, non seulement un des plus grands philosophes, mais encore un des plus grands poètes de son siècle et de toute la période médiévale.

FUSSNOTEN

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Dominique Poirel, Rezension von/compte rendu de: Franz Dolveck, Pascale Bourgain (éd.), L’hymnaire du Paraclet, Turnhout (Brepols) 2022, 279 p. (Témoins de notre Histoire, 21), ISBN 978-2-503-59623-5, EUR 85,00., in: Francia-Recensio 2024/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.1.103052