Les nonnes médiévales dont ce livre retrace la vie quotidienne, seraient, nous dit le titre, des femmes »inouïes« (unerhörte): entendons le mot en ses deux sens: »exceptionnelles«, ces femmes l’étaient par leur règle de vie strictement cloîtrée, presque totalement coupée, du moins physiquement, du reste de la société; »non entendues«, passées sous silence ou inaudibles, elles ne l’étaient certes pas pour leurs contemporains, qui accordaient au contraire une grande valeur à leurs paroles et leurs écrits, mais elles le furent trop souvent pour les historiens, qui n’ont pas su leur accorder toute la place qui leur revenait dans l’historiographie. Pour ne prendre qu’un exemple, l’excellent livre de Gert Melville, »Die Welt der mittelalterlichen Klöster. Geschichte und Lebensform« (2012), qui vise lui aussi un public plus large que celui des seuls spécialistes, n’accorde qu’une place fort réduite aux branches féminines des ordres religieux.
Ici au contraire, il n’est question que des moniales, dans les limites spatiales et chronologiques que se donnent les deux autrices: la Basse-Saxe/Niedersachsen et la période de la fin du XVe siècle et du début du XVIe siècle, marquées par les deux réformes successives qui ont bouleversé la vie de ces nonnes: la Klosterreform interne des monastères et la Reformation protestante. Ce sont précisément ces deux réformes qui ont, dans une grande mesure, provoqué l’éclosion de la documentation exceptionnellement riche dont le livre se nourrit. Les nonnes dont il est question ici ne sont pas des clarisses ou des dominicaines, qu’une étude portant sur la Rhénanie (ou l’Italie) aurait sans doute davantage placées sur le devant de la scène (les autrices auraient pu s’expliquer sur ce point): les monastères concernés appartiennent à l’ordre cistercien (tel Heilig Kreuz aux portes de Brunswick/Braunschweig) ou sont issues de fondations princières ou impériales soumises à la règle de saint Benoît, comme Walsrode (dès le Xe siècle) puis, au XIIIe siècle, Lüne, Medingen, Ebtorf et Wienhausen, soit le groupe entier des »six monastères de Lüneburg« situés entre la Weser et l’Elbe (une carte reproduite sur la jaquette du livre permet de les situer géographiquement).
La documentation provenant de ces maisons féminines a fait l’objet dans les années récentes, notamment de la part des deux autrices, d’études érudites approfondies, rappelées ici aux pages 218–222. Le livre fait connaître les résultats de ces travaux avec simplicité, clarté et élégance, à destination d’un lectorat non averti, mais curieux de tout savoir sur ces femmes voilées »inouïes«. Dans le registre de la bonne vulgarisation historique, c’est un exemple à suivre. Il s’efforce de faire entendre »les voix du passé« (die Stimmen der Vergangenheit) en donnant effectivement la parole à plusieurs nonnes anonymes, en particulier à celle qui a tenu pendant une vingtaine d’années le »journal conventuel« (Konventstagebuch) de Heilig Kreuz, un témoignage extraordinaire, écrit à la première personne, sur la vie et les émotions des moniales, au plus près de leurs soucis quotidiens, des tensions qui agitent la communauté et des menaces du dehors qui pèsent sur elles (ainsi lorsque les nonnes, en 1492, durent quitter leur maison pour se mettre à l’abri des murailles de la ville, en guerre avec le duc).
D’autres documents insignes sont également mis en exergue en tête de chaque chapitre, qu’il s’agisse d’écrits, comme le livre de piété illustré par une nonne de Medingen et les lettres d’une sœur de Lüne, ou d’objets figurés: la fameuse mappa mundi d’Ebstorf, utilisée pour l’enseignement des novices, l’immense tapisserie de Heiningen – une abbaye de chanoinesses de Saint-Augustin – à la gloire de Dame Philosophie et des arts libéraux, ou, détonnant dans un monastère par son caractère profane et courtois, la tapisserie de Tristan à Wienhausen: mais à l’instar du Cantique, cette œuvre ne pouvait-elle pas se prêter à une interprétation allégorique exaltant l’amour du Christ?
Ces témoignages majeurs scandent les six étapes du livre, qui illustrent tour à tour l’importance existentielle de la clôture (1), la formation graduelle des moniales jusqu’à la réception définitive de leur corona virginale (2), les liens avec le prévôt – seul homme à les approcher – comme avec leurs parents et avec les autorités princières ou urbaines (3), l’importance de la musique (le chant choral et l’orgue) dans la réforme monastique du XVe siècle (4). Juste après ce chapitre, le dernier (6) aurait mieux eu sa place qu’en conclusion du livre: il traite des soins du corps, de la maladie et de la mort. Le livre se serait mieux achevé, me semble-t-il, sur le chapitre (5) qui traite des effets cumulatifs des deux réformes successives, l’indéniable succès de la première (avec l’accent mis notamment sur les pratiques pénitentielles) expliquant largement l’opposition des nonnes à l’introduction de la réforme protestante quelques années plus tard: la résistance bien connue de Caritas Pirckheimer à Nuremberg ne fut pas un cas isolé.
Mais l’abolition des monastères par les autorités acquises aux thèses luthériennes ne fut pas systématique: plus fréquent fut le choix du compromis consistant à les transformer en »fondations de dames« (Damenstift) permettant à celles-ci de continuer d’assurer la fonction sociale des monastères anciens (accueillir le »trop plein« de filles des familles patriciennes et nobles) tout en les soumettant aux nouvelles normes religieuses. La Klosterkammer Hannover hérita au XVIIIe siècle de cette situation singulière. Dès avant, les effets du compromis sont bien visibles dans le tableau de Lüne (1623) représentant la vision du crucifié flottant dans les airs, dont avait bénéficié la nonne Dorothea von Meding en 1562: on y distingue clairement les anciennes religieuses, portant la »couronne« de leurs vœux définitifs, et les nouvelles recrues évangéliques, plus jeunes et sobrement voilées de blanc (ce tableau est aussi reproduit sur la couverture du livre).
Au total, on ne peut qu’admirer la maîtrise de leur sujet par les autrices, qui excellent à rester au plus près de la vie spirituelle et matérielle de ces centaines de femmes cloîtrées, tout en restituant la signification historique – en termes démographiques, économiques, sociaux et même politiques – de la partie féminine de l’institution monastique à la fin du Moyen Âge. Ces très nombreuses femmes ordinaires trop peu »entendues« par les historiens – bien moins que les hommes et moins aussi que quelques figures héroïques toujours citées comme Hildegarde de Bingen ou Christine de Pizan – bénéficient ici d’un »portrait de groupe« qui leur rend leur juste place dans le monde médiéval finissant.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jean-Claude Schmitt, Rezension von/compte rendu de: Henrike Lähnemann, Eva Schlotheuber, Unerhörte Frauen. Die Netzwerke der Nonnen im Mittelalter, Berlin (Propyläen Verlag) 2023, 222 S., ISBN 978-3-549-10037-0, EUR 26,00., in: Francia-Recensio 2024/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.1.103067