Si la connaissance des actes pontificaux du haut Moyen Âge a bien progressé depuis les travaux, entre autres, de Harald Zimmermann, Hans-Henning Kortüm et Jochen Johrendt, il reste de la place pour des études régionales. Une telle approche pour l’Angleterre est d’autant plus intéressante que la diplomatique anglo-saxonne était, par rapport aux diplomatiques continentales, très particulière; alors même qu’en revanche l’Église anglaise avait avec la papauté une proximité, peut-être surévaluée par l’historiographie, mais malgré tout non négligeable.
Allant jusqu’en 1073 (fin du pontificat d’Alexandre II, quelques années après la Conquête), B. Savill ne peut compter que sur une vingtaine d’actes pontificaux pour des impétrants anglais, plus une dizaine d’actes perdus, alors qu’il y en a environ 750 pour le reste de la chrétienté (le mot »privilege« dans le titre est à prendre au sens large, d’acte pontifical). Est-il besoin de préciser que pour cette époque les problèmes de qualité des copies et de faux sont importants?
Le premier chapitre propose d’expliquer ce que représentent les actes pontificaux du haut Moyen Âge. La papauté altimédiévale était un pouvoir de réaction, et pas d’action: il fallait donc que l’impétrant ou son représentant se rende à Rome. L’acte pontifical, une fois prêt, était lu et remis lors d’une séance solennelle à Rome, mais aussi lors d’une séance tout aussi solennelle lors de son arrivée à l’évêché ou au monastère demandeur: il était lu en synode, par exemple, et faisait souvent l’objet d’un acte épiscopal ou princier confirmatif. Il s’agissait alors de confirmer l’authenticité de l’acte pontifical, de le notifier et de l’expliquer à tous, et aussi sans doute en quelque sorte de le transposer dans le droit et la diplomatique de la région. Si le contenu en était trop disruptif, le risque était grand que l’acte soit purement et simplement annulé et détruit.
Après une liste commentée des actes pontificaux concernés, commence au début du deuxième chapitre l’examen des actes pontificaux à l’âge de Bède. Plusieurs de ces actes accordent à un monastère d’entrer dans la jurisdictio de saint Pierre. Que signifie exactement ce terme? Renvoyant dos à dos les interprétations actuelles, mais étendant son enquête aux actes similaires reçus sur le continent, B. Savill estime qu’il reflète surtout des conceptions locales, et non une politique pontificale, quelle qu’elle soit. On observe en tout cas une floraison de privilèges de liberté monastique à cette époque, c’est-à-dire alors même que l’Église anglo-saxonne connaissait de profondes transformations: multiplication du nombre des évêchés, et donc diminution de la taille des diocèses, territorialisation de ces derniers, croissance aussi du nombre de monastères. Les plus importants de ces monastères sont allés chercher à Rome une protection contre les évêques; et s’il est arrivé que des évêques aient soutenu ces démarches, ce serait parce qu’en renforçant l’autonomie de quelques grands monastères, elles diminuaient celle des autres.
Après quelques décennies de silence, les actes pontificaux reprennent dans les dernières décennies du VIIIe siècle, sous Adrien Ier (772–795). Le problème pour cette période est la mauvaise qualité de la tradition manuscrite des actes conservés. Sur une base aussi fragile, B. Savill reste, à juste titre, prudent et relève surtout que ces actes montrent à la fois, paradoxalement, l’importance de l’autorité pontificale dans la lointaine Mercie, et la fragilité de cette autorité: le pape agit sur la sollicitation d’une partie, intervient donc dans un jeu dont il ne maîtrise ni les tenants ni les aboutissants, ni même en fait le langage juridique et politique, ce qui ne donne pas à son intervention une grande force.
Après le début du IXe siècle il n’y a plus d’acte pontifical authentique (et guère davantage de faux) en Angleterre pendant un siècle et demi. Ce long silence n’est pas dû aux aléas de la conservation des documents, mais à une politique des rois anglo-saxons d’assujettir les monastères et les églises à leur seule autorité. Pour la période du mouvement bénédictin anglais (environ 960–1000) on ne compte qu’un acte authentique, une lettre de Jean XII concédant à l’archevêque de Canterbury Dunstan l’usage du pallium. Seul acte de ce genre pour l’Angleterre à cette époque, cette lettre n’a d’ailleurs pas été conservée dans les archives, mais dans le pontifical, et cela montre bien que les conditions de l’usage du pallium n’étaient pas considérées comme un enjeu important, bien moindre en tout cas que l’importance que pouvait avoir le voyage à Rome, plus fréquemment attesté. Un privilège faux pour Winchester daté de 968/972 et un autre, perdu, pour Ramsey, difficilement datable, montrent combien, à l’inverse de ce qui se passait sur le continent, l’autorité pontificale était rarement sollicitée pour soutenir la réforme monastique. C’est néanmoins à Jean XV que Glastonbury demanda, entre 985 et 996, une lettre exhortant l’ealdorman Ælfric à cesser ses agressions contre le monastère, et peut-être cette lettre a-t-elle joué un rôle dans le lancement de la réforme monastique de la dernière décennie du Xe siècle.
La dernière des quatre périodes identifiées par B. Savill correspond aux années 1049–1073. C’est la période au cours de laquelle apparaissent en Angleterre, les déménagements d’évêchés, de retour vers les villes (cas d’Exeter en 1050, voulu par Édouard le Confesseur, mais approuvé par Léon IX); où les questions de préséances, d’habits et de port des insignes romains devinrent importantes; où les privilèges de confirmation des biens devinrent à la fois plus nombreux et plus explicites. Mais cette première phase de la révolution pontificale ne marqua pas vraiment l’Angleterre.
La principale conclusion de ce livre, clair et agréable à lire, est que si les interactions entre l’Église anglo-saxonne et la papauté se sont développées à partir de la fin du IXe siècle, ce fut dû à la volonté de la monarchie d’être présente sur l’échiquier international; mais si ces contacts se sont peu traduits en actes écrits, c’est parce que le monde anglo-saxon, loin de chercher à ressembler à un royaume post-carolingien, différait du continent autant par sa culture écrite que par sa conception du rôle de Rome.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Benoît-Michel Tock, Rezension von/compte rendu de: Benjamin Savill, England and the Papacy in the Early Middle Ages. Papal Privileges in European Perspective, c. 680–1073, Oxford (Oxford University Press) 2023, 352 p., 16 fig., 4 maps, 1 tab. (Oxford Historical Monographs), ISBN 978-0-19-888705-8, GBP 83,00., in: Francia-Recensio 2024/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.1.103079