Voici près d’un quart de siècle, en 2001, le colloque organisé par Franco Morenzoni et Jean-Yves Tilliette à Genève sous l’intitulé »Autour de Guillaume d’Auvergne« attirait à nouveaux frais l’attention de la communauté scientifique sur ce maître en théologie prolixe devenu évêque de Paris entre 1228 et 12491. Noël Valois lui avait jadis consacré une biographie2, mais il avait ensuite connu le sort de la plupart des maîtres séculiers de l’université de Paris actifs au premier tiers du XIIIe siècle, négligés par les travaux des chercheurs au profit de la génération suivante, celle où s’affirma l’autorité des frères mendiants. Les contributions à ce colloque mettaient l’accent sur la richesse et la variété de l’abondante œuvre écrite de Guillaume, et tout autant sur le retard considérable des travaux philologiques grâce auxquels on serait en mesure d’aborder cette œuvre en profondeur. Une dizaine d’années plus tard, paraissaient au »Corpus Christianorum. Continuatio Medievalis« les quatre volumes de l’impressionnante édition critique des sermons de Guillaume (soit près de 600 textes) réalisée par Franco Morenzoni3. C’est la publication de cette somme qui a déterminé Lesley Smith à se plonger dans le dossier disparate, mais désormais accessible, des traces écrites des prises de parole de l’évêque – conservées tantôt en brouillons ou notes hâtives, tantôt en textes plus développés et plus construits. Un tel dossier engageait à relever le défi d’un nouveau portrait de Guillaume, en croisant les enseignements tirés de son œuvre proprement pastorale avec ceux de l’œuvre théologique que permettaient d’aborder la très ancienne édition des »Opera omnia« (1674) et les traductions en anglais qu’a données Roland Teske d’une partie d’entre elles.
Noël Valois avait déjà exploité minutieusement les informations dont nous disposons sur la vie de Guillaume, de son enfance à l’épiscopat en passant par les années de formation intellectuelle et d’enseignement. Lesley Smith restitue cette trame dans les premiers chapitres de son livre, insistant toutefois sur les circonstances d’une formation intellectuelle qui conduisit le jeune étudiant de son Auvergne natale à Paris. Elle observe que sa sensibilité langagière en fut sans doute aiguisée, alors qu’il était devenu familier de quatre langues: le dialecte de la région d’Aurillac où il est né, la langue d’oc, la langue d’oïl et bien sûr le latin. On s’achemine ainsi vers la mise en évidence d’un art du langage auquel est consacré le chapitre 6. Noël Valois avait déjà été frappé par l’originalité du style de Guillaume auquel il consacra tout un chapitre, observant la présence de développements poétiques et affectifs au beau milieu de ses raisonnements théologiques, sa quête de l’expression saisissante, les traits mordants dont il était passé maître, et partout, notamment dans les sermons, les allégories et métaphores dont il usait et abusait au point, estimait le savant historien, de lasser son lecteur. De fait, la prédication est ce qui révèle le mieux l’usage intensif des similitudes et des analogies auxquelles s’attache à son tour Lesley Smith dans son livre. Mais dans une analyse qui contraste avec les réserves émises par son prédécesseur, elle discerne dans le recours à un tel langage la démarche fondamentale d’un pasteur habile à tirer bien des enseignements spirituels à partir de l’observation du quotidien. Conformément à ce que recommande son ouvrage »De faciebus mundi«, Guillaume s’empare de tout l’environnement concret de la vie, qui devient dans ses propos comme sous sa plume un support pédagogique, et plus profondément, l’outil heuristique pour que chacun puisse appréhender, en lisant dans ce »livre du monde« donné à tous en partage, quelque chose du mystère de Dieu, son créateur. Cette marque distinctive de sa prédication se retrouve dans le style de ses traités théologiques qui frappent par leur liberté de ton. À la dialectique Guillaume préfère la narration, il cultive volontiers la digression, trouve le contact avec lecteurs et auditeurs dans les citations fréquentes de proverbes, dans les métaphores et dans les pointes d’humour qui parsèment son œuvre, et se montre en toutes circonstances désireux de communiquer.
Toute la suite du livre permet d’observer son art de la communication dans une dizaine de brefs chapitres qui se succèdent sans ordre évident. On passe de la connaissance élaborée dans les traités doctrinaux et par le travail d’exégèse scripturaire aux juifs subissant la condamnation du Talmud, puis aux femmes, aux personnes affaiblies par l’infirmité ou la maladie, à la pauvreté subie ou volontaire, et à la catégorie des nantis (en terre ou en argent), pour terminer avec les chapitres sur les animaux (où l’on découvre à quel point Guillaume excelle à tirer parti de son observation des araignées et de son affection pour les chiens), puis sur la nourriture et la boisson dont ce bon vivant sait aussi brillamment se servir dans son enseignement religieux, et enfin sur la mort et l’au-delà. Le chapitre 16, intitulé »Face to face«, a l’allure d’une longue conclusion. Lesley Smith y inscrit sa réflexion sur ce que l’on peut faire de ces »fragments d’un monde«, livrés par Guillaume en fonction de ses préoccupations. II en ressort quelques traits de sa personnalité, qu’il en fasse confidence (le jeune homme sûr de lui qu’il a d’abord été a découvert, le temps passant, combien la grâce de Dieu et les vertus lui étaient nécessaires) ou qu’on les discerne à travers ses comportements: en toutes situations, il manifeste son indépendance d’esprit. Elle se défend d’avoir recherché l’exhaustivité, estimant que l’on pourrait écrire d’autres livres à partir de l’un ou l’autre de ses chapitres, très ramassés en effet. Mais l’apport essentiel de son ouvrage très informé4 réside dans l’invitation à découvrir pas à pas l’art de la communication langagière cultivé par l’évêque de Paris dans tous les registres du savoir et de la sensibilité religieuse. Lesley Smith entretient à l’évidence une sympathie chaleureuse pour son objet. Ce faisant, elle établit Guillaume à la place qu’il mérite, en ce siècle où les frères mendiants s’imposeront bientôt, par leur culture et leur art oratoire, au premier plan de la scène. En conjuguant l’apport des enquêtes ouvertes à la faveur du colloque de 2001 et celui de ce livre, on pressent mieux désormais à quel point l’évêque de Paris, après avoir accueilli les frères du mieux possible dans sa ville et son diocèse, conformément à l’idée qu’il se faisait de l’encadrement pastoral façonné par la législation du concile de Latran IV (1215), a pu être pour eux, de son vivant surtout, un modèle d’éloquence et une source d’inspiration, comme d’ailleurs pour certains prédicateurs séculiers à succès – tel un Robert de Sorbon.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Nicole Bériou, Rezension von/compte rendu de: Lesley Smith, Fragments of a World. William of Auvergne and his Medieval Life, Chicago (The University of Chicago Press) 2023, 312 p., ISBN 978-0-226-82618-9, GBP 45,00., in: Francia-Recensio 2024/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.1.103093