La publication d’un cartulaire est toujours un événement très important pour les médiévistes, et c’est encore davantage vrai lorsqu’il s’agit du cartulaire d’une importante institution. L’abbaye de Prémontré, bien qu’elle fût chef d’ordre, et d’un ordre de grande ampleur, n’avait pas encore fait l’objet d’une telle publication. Pourtant, on a conservé de nombreux actes originaux, et un cartulaire dont le noyau primitif a été réalisé en 1239/1240. Le voici donc enfin édité, ce cartulaire! Riche de 112 folios, approximativement de format A3, ce qui est grand pour un cartulaire, il contient la bagatelle de 475 actes reçus de 1121 à 1240, plus 34 additions dont la dernière, très isolée, date de 1586. Autant d’actes qui, on le comprend aisément, éclairent d’une remarquable manière le fonctionnement de l’ordre, mais surtout l’économie et la société autour de Prémontré pendant un bon siècle. L’édition de ce cartulaire est donc une excellente nouvelle, et on remercie chaleureusement Y. Seale et H. Wacha d’avoir entrepris et mené à bien l’aride et exigeant travail d’édition d’un aussi gros cartulaire, avec tout ce que cela comporte, notamment, de patient travail de transcription, d’identification et d’indexation des noms de lieux et de personnes, mais aussi de consultation d’archives et de bibliothèques. Comme ce cartulaire contient non seulement des actes relatifs au temporel de l’abbaye, mais aussi des actes relatifs à l’ordre, la recherche de documents s’est faite dans toute l’Europe, ce qui n’en est que plus méritoire.

Conscient de ce que les éditrices de ce cartulaire ont consacré des centaines d’heures pour assurer une publication que personne avant elles n’avait réussi à faire, et qui est appelée à rendre de très grands services, le recenseur aurait aimé pouvoir ne souligner dans ce travail que des qualités. Malheureusement, ce n’est pas le cas, et il lui faut au contraire relever quelques limites à cette œuvre.

La première, et c’est sans doute la plus importante, est que la transcription n’est pas sûre. Les erreurs que j’ai remarquées ne sont certes pas capitales (vinagii pour vinagiorum, Premonstratensis pour Premonstrati (écrit en toutes lettres), compositus pour compositionem, religionis pour religiosis …), mais elles gâchent tout de même la lecture et rendent le recours au manuscrit (heureusement accessible en version numérisée sur la »Bibliothèque virtuelle des manuscrits médiévaux«) malgré tout indispensable.

La deuxième est que la description du cartulaire, pourtant longuement et attentivement menée (p. 29–71), ne permet pas de bien comprendre ce manuscrit. On apprend que 15 cahiers composent ce manuscrit, mais nulle part la composition de ces cahiers n’est indiquée. Les éditrices disent catégoriquement qu’une seule main a écrit quasiment tout le cartulaire (additions exceptées, évidemment): cela ne paraît cependant pas si évident. Elles distinguent tout aussi nettement quelques sections dans le cartulaire (essentiellement actes pontificaux, actes épiscopaux, actes seigneuriaux, actes dans le diocèse de Laon [en plusieurs sous-sections], dans celui de Soissons, dans celui de Noyon). Mais le cartulariste n’a pas créé toutes ces sections de la même manière. Parmi les actes »seigneuriaux« d’Y. Seale et H. Wacha il y a des actes épiscopaux, un acte communal … En fait, ces actes épiscopaux et »seigneuriaux« concernent tous le diocèse de Laon, mais le cartulariste n’en a pas dressé de table des capitula complète. Enfin, Y. Seale et H. Wacha montrent bien que les premiers (mais les six premiers?) folios et les trois derniers formaient au départ un seul cahier, mais on n’est pas obligé de les suivre quand elles estiment qu’il était à la fin du cartulaire.

Le plus gênant malgré tout est sans doute la focalisation sur le cartulaire. On sait que la recherche a montré, depuis quelques décennies, à quel point les cartulaires n’étaient pas que de simples réceptacles de copies d’actes, mais constituaient une source in se; ils résultaient d’une sélection, d’un classement, d’une analyse et d’une copie éventuellement infidèle, des chartes. Tout cela est vrai, bien sûr, mais il serait, à mon sens, excessif d’oublier qu’au départ ce sont les chartes qui comptent; les cartulaires étaient utiles, et c’est même pour cela qu’on les a écrits, mais sauf au haut Moyen Âge ils ne remplaçaient pas les originaux. Le choix de publier les actes dans l’ordre du cartulaire complique d’ailleurs la compréhension de l’histoire de l’abbaye, les actes ayant été demandés et reçus dans un ordre chronologique. Pire ici, on en vient à reproduire le texte des actes tel qu’il figure dans le cartulaire, rejetant le texte des originaux, lorsqu’ils subsistent, en apparat-critique. On ne dispose d’ailleurs dans cette édition d’aucune liste des originaux subsistants, d’aucune étude approfondie (et d’aucune transcription) des notes dorsales et donc de leurs liens avec le cartulaire, d’aucune indication sur l’éventuelle existence d’originaux non copiés dans le cartulaire. Révélateur de ce mirage du cartulaire est le titre de la section de l’introduction consacrée à la description du cartulaire: »Munimine roborare: The Cartulary of Prémontré«. Mais le munimen, ce sont les chartes, pas le cartulaire!

Enfin, mais c’est presque un détail, l’édition n’a pas été pensée pour être facilement utilisée. La liste chronologique des actes est indigente, faute d’indication au minimum de l’auteur de l’acte; un même nom de personne est parfois sous deux entrées à l’index (»Baudouin« et »Balduinus«, par exemple); la légende des illustrations ne précise pas toujours de quel acte il s’agit; il n’est pas toujours facile de repérer le nom de l’auteur dans les regestes.

Tout cela n’empêchera pas ce livre d’être utilisé, de devenir la publication de référence du cartulaire de Prémontré et de rendre de grands services aux historiens, et de cela nous pouvons être très reconnaissants à Y. Seale et H. Wacha. Il est cependant vraiment regrettable que leur considérable et précieux travail soit gâché par ces défauts. On ne peut que les inciter à reprendre une étude plus approfondie du cartulaire comme manuscrit, et de revoir les textes en vue de leur publication en ligne; et inciter toutes celles et tous ceux qui ont le courage d’entreprendre des éditions de textes diplomatiques de prendre conseil auprès de leurs aînés.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Benoît-Michel Tock, Rezension von/compte rendu de: Heather Wacha, Yvonne Seale (ed.), The Cartulary of Prémontré, Toronto (University of Toronto Press) 2023, 928 p. (Medieval Academy Books, 118), ISBN 978-1-4875-4543-7, EUR 139,19., in: Francia-Recensio 2024/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.1.103097