La mondialisation du XVe siècle a diversifié les savoirs enregistrés dans les livres via des pratiques d’écriture encyclopédiques; en Nouvelle Espagne, la »rencontre extrême« (Tzvetan Todorov) a suscité la rédaction de compilations coloniales. Leur dimension interculturelle est au centre de l’ouvrage collectif dirigé par l’historienne A. Boroffka. Cette brève note en propose un résumé, puis en évalue l’apport spécifique pour l’écriture de l’histoire des savoirs.

A. Boroffka décrit en introduction le programme de recherches à l’origine du livre. Il revisite la notion d’»encyclopédie culturelle« forgée par Elizabeth Hill Boone à propos des compilations traitant de la Nouvelle Espagne. Leur spécificité est double: l’enregistrement et le classement des coutumes locales y font une place centrale à l’image, et se plient à des catégories culturelles importées d’Europe. Le fil rouge des dix études monographiques réunies ici consiste, dès lors, à mesurer comment cette notion subvertit trois genres livresques rédigés entre le XVe et XIXe siècle, la chronique, l’encyclopédie et la chorographie (entendue comme une monographie mêlant histoire morale et naturelle d’une région).

La première partie traite des pratiques et des formes de compilation observées dans ces genres. H. Vorholt analyse les étapes de rédaction du »Codex Aldenburgensis« (vers 1450) et montre que l’emboîtement progressif des échelles (locale, régionale, universelle) transforme une chronique monastique en chronique universelle aux ambitions encyclopédiques. Cela confirme le constat de la fluidité des genres éditoriaux aux yeux des contemporains. M. Hayek analyse ensuite le »Wakan sansai zue«, un recueil japonais de savoirs illustré et imprimé en 81 volumes vers 1715. Bien qu’il relève d’un genre encyclopédique d’origine chinoise, il se voit adapté au contexte japonais d’essor de la publication commerciale. Mais c’est au prix d’une réinterprétation de ses catégories suivant un nouveau paradigme de collecte et de présentation du savoir. Dans son étude, V. Manfrè compare des atlas du royaume de Sicile réalisés entre 1584 et 1677 à la demande de la cour espagnole. Ces ouvrages combinent informations tirées de la lecture des humanistes locaux et observations in situ. La carte commentée permet de voir le savoir local d’un seul coup d’œil depuis Madrid; le format réduit fait de l’atlas un outil d’empire maniable et donc commode. La complémentarité entre texte et image, toutefois, évolue et celle-ci, pourtant médiation graphique, devient prépondérante au nom du paradigme de l’observation directe.

La deuxième partie aborde le recueil des connaissances et leur mise en livre en Nouvelle Espagne. R. Carrasco Monsalve explore comment la »Relaciòn de Michoacàn« attribuée à Jerónimo de Alcalà (1508–1545), met le symbolisme associé au motif vétéro-testamentaire du rêve prophétique au service d’une interprétation de l’histoire et de la culture aztèques. Est ainsi justifiée la translatio imperii d’Est en Ouest. A. Boroffka précise le statut propre de l’»Historia universal de las cosas de Nueva España« (1577). Compilée au Mexique sous la direction de Bernardino de Sahagún (v. 1499–1590), cette encyclopédie manuscrite et enluminée de la culture nahuatl appartient au flux d’écrits à l’origine d’un artéfact, la »Nouvelle Espagne des savants«. Elle est polyphonique et feuilletée car sa rédaction a répondu aux questionnaires successifs d’un Conseil des Indes alors en voie de bureaucratisation. L’empreinte des pratiques de description et d’acquisition de savoir dictées depuis Madrid est tout aussi nette dans son organisation et sa présentation, qui opèrent une reprise de la topique culturelle nahuatl au prisme des genres savants chrétiens. Plus loin, S. Greilich interroge les principes d’organisation et le caractère encyclopédique d’une chorographie consacrée au Mexique et au Pérou par le jésuite José de Acosta (1539–1599), l’»Historia natural y moral de las Indias« (1590). L’autrice mobilise – entre autres – le concept d’»encyclopédie« selon Ulrich Dierse (1977). On peut ainsi mesurer la pertinence pour l’étude de la production des savoirs, de la Begriffsgeschichte, dès lors que cette étude se propose de reconnaître l’historicité de pratiques d’écriture situées à l’articulation des deux volets de l’encyclopédisme: un rapport au savoir d’une part, et de l’autre, la matérialisation de ce rapport dans une production de livres. R. Segev analyse quant à lui une autre compilation, les »Problemas y secretos« (1591). Il met en évidence que l’ouvrage, réalisé à Mexico, a constitué un jalon de la systématisation du savoir colonial sur le continent, et du passage à une épistémologie moderne et plus empirique.

Dans la dernière partie sont mises en regard des pratiques d’écriture de l’histoire et de description des savoirs, entre le XVIIe et XIXe siècle. A. Mariss étudie l’élaboration de l’»Historia de los triumphos« d’Andrés Pérez de Ribas (1575–1655). Cette chronique jésuite de 1645 dramatise le cas de la province de Sinaloa suivant des codes narratifs afin de mettre en abyme le succès de l’ordre en Nouvelle Espagne. L’historiographie jésuite est aussi abordée par I. Saladin, à travers le cas de l’»Historia del Reino de Quito« (1789) de Juan de Velasco (1727–1792). La dynamique de rédaction et les caractéristiques formelles de l’ouvrage sont finement décrites à partir du manuscrit composé en Italie par Velasco, après le transfert des jésuites en Europe consécutif à l’expulsion de l’ordre du »Nouveau Monde«. Croiser les sources permet à I. Saladin de faire surgir le jeu critique avec les modèles jésuites d’écriture opéré par Velasco. La réception de l’»Historia« est ensuite scrutée à travers les modalités de censure de l’ouvrage lors de son impression posthume. Le dernier chapitre est une recension du livre de D. Lange, »An Atlas of the Himalayas by a 19th-Century Tibetan Lama« (2020), fondée sur des extraits.

L’ouvrage offre un état de la recherche en six langues jusqu’en 2021 ; à ce titre, il interroge tout ensemble la localité de savoirs mobiles et les conditions sociales de leur production, la matérialité et la présentation visuelle de leurs supports. Inégalement mis en œuvre, ce programme enrichit l’historiographie des sciences et des savoirs jésuites d’une approche attentive à la dimension transculturelle des pratiques d’écriture. De plus, à l’heure où les humanités numériques séduisent, la méthode rappelle utilement que l’historien(ne) peut tourner l’obstacle de la taille des compilations en combinant approche matérielle et jeux d’échelles d’analyse, de la page au genre manuscrit ou imprimé. L’absence d’index incite à lire en continu cet ouvrage aux belles illustrations en couleurs.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Thibault Debail, Rezension von/compte rendu de: Anna Boroffka (Hg.), Between Encyclopedia and Chorography. Defining the Agency of »Cultural Encyclopedias« from a Transcultural Perspective, Berlin, Boston (De Gruyter Oldenbourg) 2022, 447 p., 91 col. ill. (Cultures and Practices of Knowledge in History, 12), ISBN 978-3-11-074787-4, EUR 89,95., in: Francia-Recensio 2024/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.1.103654