À l’occasion du 80e anniversaire d’Ulrich Bubenheimer, qui enseigna la théologie et la pédagogie de la religion à la Pädagogische Hochschule de Heidelberg (1987–2009), mais dont les travaux sont de nature historique, Thomas Kaufmann et Alejandro Zorzin ont eu l’excellente idée de rassembler dix de ses études. Il était naturel que ces deux auteurs se chargent de cet hommage rendu à un érudit qui, depuis son ouvrage de 1977, »Consonantia Theologiae et Iurisprudentiae. Andreas Bodenstein von Karlstadt als Theologe und Jurist zwischen Scholastik und Reformation«, s’est fait un nom comme interprète voire comme avocat d’un auteur souvent négligé ou caricaturé par l’historiographie luthérienne: Th. Kaufmann dirige l’édition des œuvres de Karlstadt (1486–1541), tandis que A. Zorzin, auteur d’une thèse sur les »Flugschriften« de Bodenstein (1990), collabore à cette édition.

La plupart de ces dix études ont déjà été imprimées et s’échelonnent sur plus de quarante ans (entre 1973 et 2015), mais d’autres étaient jusqu’alors inédites: c’est le cas de »Die ›christliche Stadt‹ als Modell«, conférence donnée en 2012 à Göttingen qui porte sur les écrits propagandistes des théologiens de Wittenberg dans les années 1521–1522 (n° 10, p. 365–394). Même si le nom de Karlstadt n’apparaît pas dans le titre du recueil, il est, avec Luther, le personnage le plus souvent cité, et celui auquel la plupart des études sont consacrées tout ou partie. Le choix de ces articles est pertinent, et ils forment un ensemble en parfaite cohérence avec le titre et le sous-titre qui les chapeautent. Une seule réserve: en lieu et place de l’étude introductive comparative sur les origines sociales et la formation humaniste de Luther, de Karlstadt et de Müntzer (n° I, p. 1–16), laquelle tranche avec la grande érudition des autres articles et dont les conclusions (p. 16) sont assez minces, il aurait été, sans doute, plus judicieux de rééditer l’étude »Gelassenheit und Ablösung« (Zeitschrift für Kirchengeschichte 92, [1981], p. 260‑278); ce petit essai, audacieux mais fort suggestif, tente d’expliquer par la »psycho-histoire« le conflit entre Karlstadt et Luther.

La période sur laquelle portent ces dix articles est bornée en amont par les affichages de thèses de l’année 1517 (les aphorismes de Karlstadt, le 26 avril 1517, précèdent de six mois les 95 thèses de Luther, qui, elles, sont entrées dans l’histoire), et en aval par le retour de Luther à Wittenberg en mars 1522 suite à son exil à la Wartburg. Ce retour, avec les fameux »Sermons de l’Invocavit« (9‑16 mars 1522), marquent sa (re)prise en mains de la Réformation à Wittenberg, et les débuts de la marginalisation de Karlstadt, qui, avec d’autres collègues wittenbergeois, avait procédé à des innovations liturgiques en son absence. En l’espace de cinq ans, on est donc passé à Wittenberg d’un front commun des théologiens réformateurs, marqué toutefois par un »pluralisme théologique« (p. 99), à la revendication de la suprématie par Luther; cette suprématie s’est affirmée aussi à l’endroit de Thomas Müntzer, soutient le substantiel article »Thomas Müntzer und Wittenberg« (n° 3, p. 61–102). Les »Sermons de l’Invocavit« ont joué un rôle important au terme de ce processus, et l’on comprend aisément que plusieurs des articles y soient consacrés: il en est question vers la fin de l’étude »Luthers Stellung zum Aufruhr in Wittenberg 1520–1522« (n° 4, p. 148–155 [103–158]), en conclusion de l’article »Scandalum et ius divinum« (au sujet des innovations réformatrices à Wittenberg, 1521–1522; n° 5, p. 210‑213 [159‑213]) et tout au long de l’essai »Martin Luthers Invocavitpredigten und die Entstehung religiöser Devianz im Luthertum« (n° 8, p. 305‑332). Mais tandis que les historiens de la Réformation y voient généralement un sommet de l’art oratoire et de la pastorale de Luther (l’apologie de l’amour contre une foi qui blesserait les »faibles«), les jugements de Bubenheimer sur ces sermons (ils seraient notamment peu originaux et d’un optimisme rapidement démenti par les faits) et sur leurs effets sont plutôt négatifs (voir p. 153, 210, 323 f.)

Certes, le présent recueil a l’immense mérite de sortir Luther de son isolement, comme l’avait fait déjà la thèse de Jens-Martin Kruse portant à peu près sur la même période (»Universitätstheologie und Kirchenreform. Die Anfänge der Reformation in Wittenberg 1516–1522«, 2002): même à ses débuts, la Réformation ne se réduit nullement à Luther, mais elle est l’œuvre de tout un groupe, et au début de 1517, ce n’est pas lui qui est à la pointe. Toutefois, les études de Bubenheimer tendent à victimiser Karlstadt, s’inscrivant en cela dans une longue tradition qui remonte aux travaux de Hermann Barge il y a près de 120 ans: Bubenheimer fait entendre seulement les griefs de Luther à l’endroit de Bodenstein, voire de Müntzer. Mais Luther aurait-il été le seul responsable de la marginalisation de Karlstadt, sans que ce dernier y ait pris aucune part? Surtout, les travaux de Bubenheimer peinent à expliquer la différence entre la réception des écrits de Luther et ceux de Karlstadt, alors même qu’avant 1517, le second était, de loin, le plus connu des deux.

La bibliographie des travaux de l’auteur (p. 395–402) comprend non seulement ses livres et ses articles, mais encore ses comptes-rendus de lecture. Il est dommage que les études rassemblées dans ce volume – pour celles qui avaient déjà été éditées – n’y soient pas signalées par un astérisque, car sauf erreur de notre part les éditeurs ne donnent pas la liste des premières publications, comme il est pourtant de coutume pour ce type de recueil. Dans l’impressionnante bibliographie générale (p. 403‑427), on cherchera en vain des titres en français. Il est également fort surprenant de ne pas y trouver le nom d’Irene Dingel, dont maintes études ont été consacrées à la marginalisation et dont le »Reformatorenlexikon« (2014), édité avec Volker Leppin, propose un article bien informé d’Amy Nelson Burnett sur Andreas Bodenstein.

La présente publication n’en reste pas moins un hommage bienvenu, rendu à un grand historien de la »Réformation radicale«, qui, comme le rappelle l’introduction des éditeurs (p. XIII‑XIX), a toujours travaillé au plus près des sources. Deux index (lieux, noms de personnages historiques et d’auteurs contemporains, p. 429‑439) facilitent la consultation de ce volume.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Matthieu Arnold, Rezension von/compte rendu de: Ulrich Bubenheimer, Wittenberg 1517–1522. Diskussions-, Aktionsgemeinschaft und Stadtreformation, Tübingen (Mohr Siebeck) 2023, 435 S. (Spätmittelalter, Humanismus, Reformation, 134), ISBN 978-3-16-161981-6, EUR 129,00., in: Francia-Recensio 2024/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.1.103656