L’ouvrage de Vincent Denis, issu de son habilitation à diriger des recherches, se penche sur la police révolutionnaire de la capitale française. Si l’historien avait déjà commencé à défricher ce terrain1, il comble ici une lacune historiographique: en dépit du dynamisme de l’histoire des polices ces dernières décennies, les effets de la Révolution sur le cas parisien – configuration policière exceptionnelle de son temps – n’avaient pas fait l’objet d’une étude approfondie pour toute la décennie 1789–1799.
L’entreprise est doublement ambitieuse. D’une part, malgré des manques archivistiques parfois béants, l’historien parvient à cerner l’ancrage social d’un groupe de policiers composite et changeant. D’autre part, il replace les évolutions policières dans des mutations d’une grande complexité par leur ampleur et leur densité événementielle. Avoir ces deux fers au feu lui permet de proposer à la fois une histoire sociale des commissaires et une analyse des transformations du système policier, de contextualiser en même temps la police et les policiers. La relation entre ces deux pôles – les commissaires d’un côté, »les conditions d’exercice, les formes d’organisation, les fonctions assignées aux commissaires par leurs tutelles et les demandes d’ordre qui émanent des citoyens« (p. 13) de l’autre – constitue le fil conducteur de la démonstration, qui identifie trois configurations successives.
Les trois premiers chapitres retracent la naissance puis la disparition de la police des nouvelles circonscriptions électorales que sont districts et les sections, entre 1789 et l’été 1792. Le chapitre 1 montre que la redistribution des pouvoirs de police en 1789 aboutit à une dualité institutionnelle qui met aux prises la municipalité et les districts, lesquels occasionnent une »anarchie policière« (p. 31). Le deuxième chapitre porte sur la réinvention des commissaires à partir de l’automne 1790: ceux-ci sont dès lors élus par les Parisiens au sein des 48 sections qui ont remplacé les districts. Il constate la »transition douce« (p. 104) avec 1789, tout en mettant en lumière la naissance d’une nouvelle identité professionnelle des commissaires fondée sur la notabilité locale. Le chapitre 3 scrute comment les commissaires sont happés par la politisation croissante à partir de l’été 1791: ils sont pris dans une coalition d’intérêts et s’alignent sur l’engagement politique dominant au sein de leur section; la modération et la compétence professionnelle des policiers de 1790–1791 cèdent le pas à une figure de policier citoyen et patriote, enraciné dans la vie locale des sections.
Le deuxième agencement policier, abordé dans les chapitres 4 et 5, prend la forme de »citoyens-commissaires« durant la période comprise entre la crise d’août 1792 et la chute de Robespierre en juillet 1794. Le chapitre 4 montre le renforcement de l’ancrage local des commissaires, choisis pour leur appartenance à leur section et leur parcours militant. Le poids de la conjoncture locale et du contexte politique mouvementé rend leur situation précaire, si bien que les policiers n’occupent qu’éphémèrement leur charge. Le cinquième chapitre étudie les effets de ce recrutement et du contexte troublé sur la pratique du maintien de l’ordre. Le climat de crise infléchit le mandat des commissaires dans un sens sécuritaire: il est dorénavant axé sur la surveillance générale, la suspicion, la répression au service de l’orthodoxie révolutionnaire, la préservation de l’ordre moral. Les policiers ont en même temps une fonction modératrice et stabilisatrice, en particulier au travers de la police des subsistances. Cette ambiguïté de leur position découle principalement de la diversité des pressions auxquelles sont exposés les commissaires, qui composent avec les autorités révolutionnaires, les autres organes de police et la population parisienne.
La troisième configuration de la décennie fait des commissaires les rouages d’une république administrative qui s’instaure entre 1795 et 1799, dans le cadre de la préoccupation du Directoire pour la reconstruction de l’État et le rétablissement de l’ordre public. Le chapitre 6 sonde cette »étatisation des policiers« à partir de septembre 1795, moment où le choix des commissaires est ôté aux Parisiens pour être confié à l’administration. La transformation des policiers en serviteurs de l’État les détache du tissu de leur section; elle se fait d’abord par le renouvellement des agents entre l’an III et l’an VI, au gré des revirements politiques du Directoire. Elle opère aussi par sa »conversion à l’État« (p. 266) et à ses logiques bureaucratiques. Le chapitre 7 examine la construction d’un ordre républicain qui doit contribuer à la consolidation du régime. Désormais sous la tutelle du Bureau central du canton de Paris, les commissaires de police voient leurs pouvoirs restreints et centrés sur des missions de surveillance et d’exécution. Il en émerge une nouvelle figure de policier, »un fonctionnaire voué aux tâches les plus diverses, un surveillant mâtiné de bureaucrate et d’officier public, exécutant docile, zélé et indispensable du pouvoir d’État« (p. 333). Ces commissaires ont clairement choisi le camp de la République, à laquelle ils donnent corps.
L’un des apports centraux de l’ouvrage réside dans la mise au jour de la dynamique de recomposition sociale du groupe des commissaires. Elle se caractérise par l’évincement progressif des hommes de loi, pourtant majoritaires en 1790, par l’apparition puis le reflux d’un groupe de boutiquiers et d’artisans, et par l’importance continûment croissante de spécialistes de l’écrit.
Outre ce résultat prosopographique, l’approche de Vincent Denis empile les différentes strates de la complexité policière que sont l’insertion sociale des commissaires, les pratiques policières, les demandes d’ordre émanant de la population, les mutations institutionnelles, les différences de vues entre acteurs du système policier. De la sorte, l’historien délimite une chronologie nuancée des évolutions policières parisiennes au sein des bouleversements de la décennie 1789–1799.
Il en ressort toute l’ambivalence des liens entre les polices révolutionnaires et celles d’Ancien Régime. D’un côté, apparaît une inertie des structures policières par-delà la »parenthèse élective« (p. 341) de 1792–1794. De l’autre, le fait policier prend un sens radicalement nouveau avec la transformation de l’État et des modes de régulation sociale: la police n’a plus pour objet l’arbitrage entre des corps collectifs et le gouvernement des peuples, mais la protection de droits individuels et la gestion du peuple; en dépit de leurs traits communs, les commissaires du Directoire ne sont plus ceux du Châtelet. De plus, l’auteur suggère de ne pas considérer les »citoyens-commissaires« de 1792‑1794 comme un »épiphénomène« (p. 341), ce qui remet en cause toute l’idée d’un développement policier linéaire et inéluctable. Outre l’éclairage précis de la situation parisienne, l’enquête de Vincent Denis offre ainsi des outils stimulants pour penser le processus d’évolution policière, son intrication avec le phénomène révolutionnaire, l’imbrication des agents de police dans le tissu social et dans le système policier.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Olivier Coelho, Rezension von/compte rendu de: Vincent Denis, Policiers de Paris. Les commissaires de police en Révolution (1789–1799), Ceyzérieu (Champ Vallon) 2022, 384 p. (Époques), ISBN 979-10-267-1090-5, EUR 27,00., in: Francia-Recensio 2024/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.1.103659