De format carré, élégant et abondamment illustré, il s’agit là d’un »beau livre«. Mais l’ouvrage est beaucoup plus que cela. Il est le fruit d’une enquête méticuleuse et exemplaire sur le jardin du château de Chanteloup, propriété des Villeroy-Neufville, lieu fameux en son temps et qui ravit les visiteurs choisis ayant le privilège de pouvoir y déambuler. Le jardin séduit par des attraits singuliers, qui en font un véritable théâtre de verdure: fontaines jaillissantes qui animent des automates, bosquets taillés en forme de personnages – plus de cinquante personnages humains ou animaux – ou de scènes mythologiques, allées immenses, bois mystérieux, labyrinthe, bassins, volière … et quelques chefs-d’œuvre mémorables comme la »Fontaine de l’univers«, une cosmographie végétale avec ses continents, fleuves et montagnes, et les vents tout autour qui soufflent de l’eau. Or, si ce jardin de merveilles mérite bien d’avoir été illustre en son temps, le paradoxe veut qu’il n’en reste plus rien aujourd’hui: le lieu a disparu, sans laisser de traces iconographiques. L’enquête est donc un défi; le livre d’art en est un plus grand encore. Comment, sans la moindre image originale, réaliser un livre illustré qui fasse comprendre l’insigne singularité de ce jardin? Le double défi, annonçons-le tout net, est d’autant plus réussi qu’il a eu à triompher de toutes ces difficultés.

Le travail de recherche est absolument admirable. Il a nécessité une investigation subtile et minutieuse dans des textes épars: car si les sources iconographiques manquent, il reste bien quelques écrits, mais très dispersés. Matthieu Dejean a constitué un dossier remarquable de vingt récits de voyage mentionnant le jardin entre 1596 et 1757. Il a en outre porté au dossier une pièce maîtresse: »Cantilupum«, un poème publié en latin en 1587 (puis 1588), resté jusqu’à présent méconnu en raison d’une fausse attribution. Ce poème ekphrastique est donc en soi une véritable découverte, puisqu’on avait pensé jusqu’alors qu’il faisait l’éloge d’un jardin italien; les initiales de l’auteur sont désormais associées avec certitude à Madeleine de l’Aubespine Villeroy (1546–1596), fille spirituelle de Ronsard et nièce du créateur du jardin.

La conception de cette étude est particulièrement claire et méthodique: tout d’abord une analyse socio-historique et culturelle fondée sur les sources mentionnées propose une interprétation du lieu compris comme une mise en scène humaniste, grâce au travail rédigé par M. Dejean: l’analyse conduite en six chapitres (Ire partie) est suivie du dossier présentant les récits des voyageurs (IIe partie), tous transcrits dans leur langue originale (latin, français, allemand …) et traduits en anglais. Puis vient une IIIe partie prise en charge par Perrine Galand-Willemen, qui offre l’édition des 808 hexamètres du poème latin: transcription, traduction, annotation très riche. Les trois parties communiquent entre elles selon un système de renvois clairs et toujours pertinents. L’enquête analytique de la première partie ne pouvait en effet advenir sans l’appui des témoignages de la IIe partie et du poème d’éloge de la IIIe partie: l’étude du lieu est menée grâce à sa réception écrite.

Dans le détail, la lecture est à la fois serrée, car le propos ne perd jamais en rigueur, et toujours plaisante, car la fluidité est de mise, avec un art consommé de la structuration du propos, qui en éclaire toutes les articulations, ménage des conclusions intermédiaires et prend soin de justifier son parcours, d’avancer prudemment et tout en nuances, sans que jamais ces éléments didactiques ne semblent superflus.

Le lecteur est ravi à chaque page, il apprend sans cesse quelque chose. Les chapitres I et II présentent la famille et le jardin: cette excellente contextualisation historique permet de comprendre les circonstances par lesquelles ce château est arrivé aux mains des Neufville, trésoriers puissants appartenant à la noblesse de robe, très proches de François Ier, lequel a offert le domaine en échange du jardin des Tuileries. Jean de Neufville, qui en reçoit la responsabilité en 1553 alors qu’il ne s’agit que d’un relai de chasse, s’inspire des jardins vus lors de voyages en Italie pour composer un lieu d’exception qui dira un rang social: au lieu de statues de marbre, on y concevra une statuaire végétale (chap. III). L’analyse de M. Dejean montre qu’il y a un avant et un après Chanteloup (chap. IV): s’il s’inspire sans doute de jardins italiens de la même époque (Tivoli, Bomarzo, Pratolino), la profonde singularité de ce jardin de merveilles en inspirera d’autres. Les chap. V et VI proposent en effet deux lectures qui montrent que Chanteloup rassemble une quintessence des goûts de l’époque: tout à la fois »cabinet d’archéologie« proche des collections d’antiquités, le jardin séduit par sa maîtrise des arts mécaniques les plus neufs, et par les allégories philosophiques (tableaux de vices et de vertus) dignes des entrées royales (chap. V). Bien plus, il se veut le lieu des métamorphoses les plus étranges puisqu’on y rencontre, mieux que chez Ovide, de réelles Daphné converties en végétaux. S’il propose donc un théâtre végétal plein d’illusions étranges, il offre aussi le spectacle d’une nature théâtralisée: à la croisée des travaux contemporains de Bernard Palissy sur les grottes artificielles et des réflexions des naturalistes sur les espèces »plantanimales« ou zoophytes (chap. VI), le programme du jardin de Chanteloup est justement perçu par M. Dejean comme le miroir ou le »cabinet« d’une culture humaniste qui ne s’interdit aucun domaine du savoir, en cultivant le plaisir des surprises érudites.

L’érudition de M. Dejean, jamais forcée et fort documentée, repose sur une solide assise bibliographique qui fait le point sur chacun des sujets abordés. De précieux outils permettent de circuler aisément dans cet ensemble si riche: trois index (p. 327–339) et un utile tableau récapitulatif des parties du jardin évoquées par les différentes sources (p. 186–190).

S’il faut dire un mot des illustrations nombreuses, on soulignera qu’elles sont très adaptées, quoique indirectes, pour éclairer le contexte (portraits, vues d’autres jardins contemporains, gravures d’horticulture, photographies de topiaires de jardins actuels): elles sont choisies afin qu’on puisse se faire une idée du lieu. Moins d’une dizaine réfèrent vraiment à Chanteloup: quelques gravures tardives, deux images de synthèse reconstituées d’après le cadastre, et une minuscule (émouvante!) gravure figurant, dans un récit de voyage, le vivarium et les inscriptions qui s’y trouvent (Hentzel n°47, p. 200). Si l’on s’autorisait deux réserves, on pourrait regretter que certaines images soient un peu trop anachroniques pour être vraiment pertinentes (festival de mosaïculture de Montréal 2013, p. 87) et qu’il soit fait peu de cas des particularités du jardin qui ne sont pas strictement horticoles: avis rapide sur les automates, presque rien sur le palais de cristal, sur la volière et, précisément, sur ce vivarium que le voyageur Hentzel a pourtant cru important de représenter, seule iconographie d’époque qu’il nous reste.

Mais ces quelques regrets n’affectent en rien la beauté d’un ensemble convaincant, lauréat du John Brinckerhoff Jackson Book Prize 2023, prix qui récompense des essais portant sur l’étude du paysage. Avec deux livres en un (une analyse et une édition de texte), l’ouvrage comble un réel manque dans l’histoire des jardins et suscite le désir de recherches à venir. C’est enfin, sur le plan de la méthode, un véritable prodige d’avoir su faire resurgir de manière si tangible un jardin dont il ne reste rien, uniquement grâce aux textes qui le chantent: on se prend à rêver que cette méthode irréprochable puisse être conduite sur d’autres lieux de curiosités aujourd’hui disparus, pour lesquels il ne reste que – mais heureusement – des textes.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Myriam Marrache-Gouraud, Rezension von/compte rendu de: Matthieu Dejean (dir.), et Perrine Galand-Willemen, Chanteloup, the Renaissance Garden of the Villeroys. An Initiation to Humanism, Genève (Librairie Droz) 2022, 352 p. (Ars Longa, 9), ISBN 978-2-600-06230-5, EUR 59,90., in: Francia-Recensio 2024/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.1.103664