Le philanthrope Joseph-Marie de Gérando est avant tout connu pour ses visites des pauvres au lendemain de la Révolution, tandis que les Français sont en quête d’un tissu social réunifié. Ou alors on connaît sa pratique administrative continue, de la Ire République jusqu’à l’ère napoléonienne et la monarchie de Juillet, signe de profondes continuités par-delà les ruptures événementielles. C’est pour aller au-delà de ces images discontinues que Martin H. Herrnstadt lui a consacré sa thèse. Conçue dans le cadre du projet de recherche de la Fondation allemande pour la recherche (DFG) »Épistémologies du savoir de l’homme: formes de l’observation, modes de description et culture matérielle du savoir autour de 1800« (Francfort-sur-le-Main) centré sur la fondation des sciences de l’homme autour de la Société des observateurs de l’homme (1799–1804), l’étude de Martin H. Herrnstadt vise à englober le fil biographique dans une interrogation sur les liens entre le vécu d’une part, les épistémologiques et politiques des structures administratives d’autre part. Martin H. Herrnstadt éprouve le besoin de situer son interrogation dans la réflexion corrosive de Michel Foucault sur la »fonction d’auteur« (»Qu’est-ce qu’un auteur?«, 1969) et dans la perspective – qui a peu à voir avec Foucault – de la micro-histoire. Étonnamment, il ne se positionne pas sur le genre de la »biographie intellectuelle«, pourtant brillamment pratiqué par Jean-Claude Perrot et Dominique Margairaz, y compris à propos de contemporains de Gérando.
Le débat intellectuel est marqué, durant la Révolution, par la réflexion sur le langage et les signes: d’un côté, on tente de régénérer la nature humaine au moyen d’une réforme du langage, de l’autre, le citoyen se distingue par son langage clair dans les assemblées et conseils. Sous la Ire République, la science de l’homme entend purger et contrôler le langage politique. La critique de Gérando est une réponse à la politique de la langue des jacobins. L’idée d’une régulation centrale et uniforme de la langue circule dans des projets de langue universelle: Gérando la juge illusoire, sinon fausse. Il considère le langage comme un acte créatif de la production de l’objet à représenter et comme un instrument d’interactions sociales: comme une activité autonome de l’esprit, liée à l’»attention« et à l’»imagination«. À la différence de la théorie de la connaissance de Condillac et de la théorie des idées républicaines, l’attention n’est pas à ses yeux le résultat d’une passivité originelle confrontée aux influences de l’environnement, mais repose sur le principe d’une force originaire du moi. Gérando unit à sa conception du langage une éthique de la bienfaisance qui repose sur la pratique de l’échange avec autrui et sur le don, autant de formes d’interaction qui ouvrent l’accès aux sentiments moraux du moi. Dans les années 1793 à 1795, puis à nouveau de 1795 à 1799, Gérando est contraint de fuir dans l’espace du Saint-Empire. Les contacts qu’il noue en exil, sa réception des débats allemands sur la philosophie transcendantale, les réformes pédagogiques et l’économie publique impulsent durablement sa conception d’un moi actif, productif et opaque.
Après l’accession au pouvoir de Bonaparte le 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799), les réflexions sur l’enfant sauvage Victor, trouvé dans l’Aveyron, et la fondation de la Société des observateurs de l’homme, l’observation de l’homme est comprise comme une intervention propre à mettre en œuvre une dynamique: conçue comme un échange fait d’interactions, l’observation doit produire un retour réflexif chez l’observateur apte à lui permettre d’édifier un »empire de soi-même«. Gérando critique parallèlement la transformation de la société par l’action directe de l’État.
Dans le cadre de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, dont il est le fondateur en 1801, Gérando poursuit le même idéal d’un »empire de soi-même« apte à réguler des intérêts divergents mais librement associés, au service de la promotion de l’économie. Le cercle qui l’entoure au début de l’Empire napoléonien – avec Benjamin Constant, Germaine de Staël et son père Jacques Necker, Pierre-Louis Roederer, Camille Jordan et Maine de Biran – contribue également à la maturation de sa pensée.
Parallèlement au développement des associations, l’administration étatique est restructurée en vue notamment de limiter la violence étatique et d’imposer un contrôle politique. Avec l’instauration du régime de l’exécutif, l’administration acquiert un pouvoir fort. En tant que membre des commissions pour l’annexion de la Toscane puis des États pontificaux entre 1808 et 1811, Gérando tente de sonder le rôle d’une administration dans la libération d’énergies individuelles et dans l’autogestion locale.
Développée autour de 1800, la statistique reçoit une nouvelle acception parmi les savoirs d’État. L’administration devient le lieu de l’observation de l’homme et de la régulation morale. La pratique de Gérando en tant que haut fonctionnaire dans le ministère de l’Intérieur montre qu’il n’y a pas eu disparition du projet politique de la science de l’homme après le 18 brumaire, mais une transformation en une pratique administrative. L’idéal d’un libéralisme autoritaire qui le porte se brise en 1812–1813 lors de la mission qu’il effectue en tant qu’administrateur impérial de la Catalogne et la violence de la campagne d’Espagne. Cet échec le mène à développer des méthodes et formes pratiques de travail social qui façonneront la science de l’homme du XIXe siècle.
Martin H. Herrnstadt tente d’échapper au récit biographique fermé sur lui-même comme à une histoire des idées. Le pari, visant à unir l’histoire des savoirs scientifiques et administratifs à travers une biographie réflexive est réussi.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Claire Gantet, Rezension von/compte rendu de: Martin H. Herrnstadt, Menschenbeobachtung und Selbstverwaltung. Joseph-Marie de Gérando und das nachrevolutionäre Selbst 1797–1813, Göttingen (Wallstein) 2023, 408 S., 7 Abb. (Historische Wissensforschung, 23), ISBN 978-3-8353-5424-1, EUR 38,00., in: Francia-Recensio 2024/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.1.103665