»Die Druckmacher« est un essai stimulant qui relit la première révolution médiatique – l’imprimerie – à la lumière de la seconde – le numérique – afin de souligner les transformations profondes qu’elles opèrent. Si Thomas Kaufmann n’est pas le premier à proposer ce parallèle, son acception du numérique dépasse la question technologique pour l’aborder comme une transformation de fond, touchant des domaines variés – »Kultur, Lebenswelt, Politik, Gesellschaft, Ökonomie«, affectif ou encore personnel, ce qui, par conséquent, donne un nouveau relief à cette »erste Medienrevolution«. Pour ce faire, il remet en intrigue des objets et des cas plus ou moins célèbres du XVIe siècle. Si l’héritage distant d’Eisenstein et de l’imprimerie comme un »agent of change« est évident, la proposition de Kaufmann s’en différencie par le moment dans lequel il est écrit – la seconde révolution médiatique – et l’angle résolument protestant qu’il adopte: c’est à la »génération Luther«, à ses besoins et à ses usages que l’on devrait le développement de cette culture de l’imprimé.
L’introduction s’ouvre ainsi sur un parallèle entre les Digital Natives (terme emprunté à Prensky), et ce que Kaufmann qualifie de Printing Natives: comme nous vivons dans un monde façonné par le numérique – qu’il s’agisse de nos interactions, de nos communications, de nos repères – l’imprimé transforme les années 1450–1510 bien au-delà de la seule reproduction des textes. Ainsi, dans le premier chapitre, les enjeux techniques (notamment typographiques) et le rôle de Gutenberg et de Fust sont envisagés à l’aune de la culture humaniste et protestante qui les voit naître. Non seulement l’imprimé crée des métiers, mais aussi des fonctions, la disposition de la page de titre cristallisant la distinction entre un auteur et un libraire. Les nouvelles capacités de diffusion facilitent la propagation des discours, l’éclosion de journaux et de ce que Kaufmann n’hésite pas à qualifier de »fake news«. L’analogie, qui n’a pas échappé à plusieurs travaux ces dernières années, est importante, parce qu’elle donne de la profondeur à un phénomène trop souvent lié à une hypothétique »ère de post-vérité« ou aux mass-médias. Plutôt qu’une téléologie d’une technologie triomphante, on voit mieux comment une invention s’inscrit dans une culture, répondant à des besoins autant qu’elle les crée et, par extension, on comprend un peu mieux pourquoi cette technologie prend une telle importance, et si rapidement, en Europe plutôt qu’ailleurs.
La seconde partie, intitulée »Les hommes du livre«, adopte un angle socio-économique. Alors que le terme tend à désigner habituellement les libraires, imprimeurs, relieurs et autres métiers liés à la conception et la fabrication, Kaufmann déplace la perspective en s’intéressant plutôt à la façon dont des auteurs (érudits) deviennent à proprement parler des hommes du livre, modelant leurs projets et pratiques d’écriture en fonction du nouveau média, et célébrés et reconnus pour cela par leurs contemporains. Des »lexicon« latins et hébreux à succès de Johannes Reuchlin, vendus aussi bien en Allemagne qu’à Lyon et décrits par les contemporains comme des armes à la fois contre le judaïsme et les papistes, aux »best-sellers« d’Erasme dont la page de titre appelle à une lecture participative (p. 63), les auteurs se saisissent des espaces et possibilités de diffusion du média pour réimaginer leur travail. On comprend aussi comment les livres deviennent »objets de désir«, ce qui justifie l’investissement et le travail qu’ils nécessitent. Dans l’analyse des ces procédés commerciaux, Kaufmann relève par exemple la valeur de marque que peut revêtir un nom d’auteur (p. 77), un phénomène qui traverse les siècles. Le chapitre se termine par un contrepoint frappant, analysant les effets délétères »des possibilités abyssales du nouveau média« (p. 85), notamment les campagnes de presse antisémites.
Le troisième chapitre »L’explosion des publications« articule la disponibilité du nouveau média à des phénomènes sociopolitiques de querelles et de débats. On lit ainsi ce que l’imprimé permet en termes de nouvelles tactiques, de la diffusion de caricatures du clergé romain aux »morts multimédia« de Luther, exemple d’une stimulante remise en perspective d’un cas célèbre. On apprécie par ailleurs de lire, dans l’incipit du chapitre, que ce n’est pas le public qui précède ces publications, mais bien le nouveau média qui crée de nouvelles catégories de public.
Le quatrième et dernier chapitre, »Un monde transformé«, met alors en lumière les nouvelles pratiques culturelles induites par l’imprimé. Des nouveaux modes d’enseignement et d’apprentissage (y compris ce que l’on qualifierait aujourd’hui d’autoformation), à la diffusion d’imaginaires utopiques et subversifs, en passant par les nouveaux espaces d’échanges (à commencer par les bibliothèques), les phénomènes résonnent une fois encore avec des transformations auxquelles le numérique et ses espaces nous confrontent. Une sous-partie comme la »machine à rechercher« reprend, d’après Ann Blair, l’organisation des savoirs et l’accès renouvelé aux informations, un enjeu qui résonne une fois encore de manière forte avec nos préoccupations actuelles.
Dans cette relecture de la première révolution médiatique, on aurait pu souhaiter que certains débats occupent une place plus importante – on pense par exemple à celui de la pérennité de l’imprimé, question particulièrement intéressante au vu de son importance renouvelée pour le numérique. On aurait aussi pu souhaiter parfois un dialogue plus serré entre les deux révolutions médiatiques. L’évocation des phénomènes modernes (»fake news«, »multimédia«) se cantonne souvent aux sous-titres, sans que la notion ne soit problématisée dans la partie en question. Cette organisation n’est toutefois pas sans avantage et correspond aussi au genre de l’ouvrage: elle évite en effet les allers-retours dans le discours, fluidifiant la narration et laissant au »suffisant lecteur« (Montaigne) le soin d’apprécier un parallèle qui apparaît bien souvent évident. En privilégiant les enjeux fondamentaux de cette »erste Medienrevolution« à l’étalage d’érudition, »Die Druckmacher« donne tout son relief à »une réalité passée qui, soudain posée devant, cesse de se fondre dans le décor foisonnant où, comme absorbée, elle se perdait« (Jouhaud). La fresque est riche, elle est aussi accessible et passionnante à lire et pourra séduire au-delà des spécialistes du domaine et de la période. Ainsi l’ouvrage est-il également une défense et illustration de l’histoire du livre, discipline plus nécessaire que jamais pour comprendre et mettre en perspective la révolution médiatique que nous traversons aujourd’hui.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Christophe Schuwey, Rezension von/compte rendu de: Thomas Kaufmann, Die Druckmacher. Wie die Generation Luther die erste Medienrevolution entfesselte, München (C. H. Beck) 2022, 350 S., 61 Abb., ISBN 978-3-406-78180-3, EUR 28,00., in: Francia-Recensio 2024/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.1.103667