Voici un ouvrage à l’écriture érudite et plaisante, mais dont la lecture et l’usage ne sont pas aisés. Par ces »Images dangereuses – laitières, chiffonniers et autre peuple des rues dans la grande ville«, Katherine Krause offre sa contribution à un large programme de recherche (Sonderforschungsbereich) consacré aux »dynamiques de la sécurité«, et plus spécifiquement ici aux »conceptions de la sécurité véhiculées par l’architecture et l’iconographie« – contribution d’ailleurs logique au regard des spécialités de l’autrice (professeure d’histoire de l’art à Marbourg, et spécialiste de l’architecture parisienne et francilienne au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles). Au fil des pages, les sources foisonnent, abondamment citées (lorsqu’il s’agit de textes) ou reproduites (140 illustrations!), immergeant le lecteur dans les représentations du peuple de la fin de l’époque moderne et des débuts de la période contemporaine. Derrière la multiplicité et la pertinence des références, on peine cependant à saisir la constitution, la présentation et la critique d’un corpus dont l’appareil critique n’offre pas non plus d’appréhension simple. Sources et bibliographie sont en effet mêlées dans la liste de références (quadrilingue) placée en annexe de l’ouvrage, les premières étant parfois présentées sous des entrées pour le moins inattendues: on croise ainsi »Latour, Bruno« entre »La véritable charité« et »Le diable à Paris«, ou encore »Bibliothèque nationale« entre »Balzac« et »Bourguet, Marie-Noëlle«, l’ordre alphabétique perdant en valeur d’usage à proportion de ce qu’il gagne en potentiel poétique. Aussi l’ouvrage n’a-t-il sans doute pas pour ambition principale la présentation d’une classique enquête de première main.

Mieux vaut, et cela semble aussi être le plus juste, considérer ce volume comme une forme de recueil d’études subsumées à la thématique très large que constituent les représentations iconographiques du peuple dans ces »monstres urbains« européens que sont, de la seconde modernité aux débuts de l’époque contemporaine, Paris et Londres. Que ces représentations structurent, dans la longue durée, perceptions du peuple et angoisse de celui-ci, voilà qui fait peu de doute – »je me figurai à chaque instant«, écrit ainsi un royaliste en 1830, »que j’allais voir défiler ces figures sinistres, ces hommes déguenillés, aussi dégoûtants de leurs personnes que par leur langage, que j’avais vu dans les estampes«. Il n’y a cependant, dans cette structuration, rien de mécanique. Le premier chapitre montre ainsi la manière dont l’extension nouvelle des villes rend nécessaire la production d’images nouvelles – celles des périphéries urbaines et de leurs »chiffonniers«, de la violence supposée chez ces populations laborieuses, mais aussi, a contrario, celles de la figure rassurante et valorisée de l’»homme du peuple«. Non cependant que toute réalité nouvelle implique sa représentation: l’épidémie de choléra de 1832, à la progression aussi annoncée qu’inexorable, n’est représentée que deux fois à Paris, avant d’ailleurs qu’elle n’éclate. Le deuxième chapitre s’attache lui à la stabilité de schémas représentatifs du »petit peuple« urbain, particulièrement lorsqu’il est saisi dans les activités qui le font vivre et nourrissent la ville; l’autrice y montre comment cris et embarras urbains, à Paris, Londres et ailleurs en Europe – le panorama dressé à l’échelle du continent, sans être complètement nouveau, est saisissant – constituent un répertoire d’images populaires qui, loin d’inquiéter, rassure, bien qu’il peine à intégrer les bouleversements de la réalité sociale de la rue du XIXe siècle. Ce sont enfin les modifications de la représentation elle-même, concomitante aux évolutions de la figure de l’artiste, le nouveau crédit accordé à telle ou telle technique (dont par exemple le prestige croissant de l’esquisse et de l’»authenticité« dont elle est porteuse), ou l’apparition de nouveaux media (la photographie, liée à de si fortes contraintes techniques qu’elle ne change longtemps pas grand-chose aux nécessités de la pose et des attitudes que celle-ci implique), qui font l’objet du dernier chapitre.

S’il n’y a pas de conclusion à l’ouvrage, celui-ci a bien un fil directeur, rarement mais clairement explicité par l’autrice: mobiliser un matériau »riche et divers« dans un ouvrage qui soit un »plaidoyer pour l’analyse soigneuse de chaque contexte«, cherchant en particulier à inscrire chaque illustration dans une histoire des représentations (une »mémoire des images«) qui lui donne sa lisibilité, et à se distancier donc de l’usage de quelques »icones« bien mal définies, bien peu reliées à d’autres illustrations et partant rendues inintelligibles. Le public de ce livre »adressé« est donc peut-être à chercher avant tout en dehors d’une communauté historienne que l’on imagine d’emblée acquise. Il n’empêche que, dans le détail de l’écriture, ce livre riche et dense présente pour celle-ci une réelle utilité.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Vincent Demont, Rezension von/compte rendu de: Katharina Krause, Gefährliche Bilder. Milchfrauen, Lumpensammler und anderes Straßenvolk in der großen Stadt, Baden-Baden (Nomos) 2023, 411 S. (Politiken der Sicherheit/Politics of Security, 11), ISBN 978-3-8487-7511-8, DOI 10.5771/9783748933618, EUR 94,00., in: Francia-Recensio 2024/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.1.103668