Qui se rappelle de Franz von Altershaim, de Johann Bernhard von Heistermann, de Katharina Bott ou encore de Hansl »baron« Klein? Ils constituèrent pourtant des acteurs de premier plan de certaines cours allemandes. Sait-on, en revanche, que François Cuvilliés, le père du célèbre architecte et décorateur bavarois, fut un temps nain de cour de l’électeur Maximilien II Emmanuel de Bavière? Il ne reste guère, dans la mémoire collective, des nains de cour que quelques images fugitives comme la servante des »Menines« de Vélazquez, ou peut-être les nains de Stanislas Leszczynski, Nicolas Ferry, dit »Bébé«, et Józef Boruwłaski, dit »Joujou« dont la rivalité fut proverbiale dans l’Europe des Lumières. La mémoire des cours princières a largement occulté ces noms pourtant largement connus des courtisans, et dont la renommée put dépasser la sphère curiale.

Eva Seemann propose une étude foisonnante de cette figure transversale à l’institution curiale qui permet de réenvisager la cour de façon originale et sous un angle méconnu, au-delà de quelques images d’Épinal ou d’une bibliographie très restreinte. Comme le souligne l’autrice, ces figures ont largement fait les frais du long discrédit qu’a connu la cour auprès des sciences historiques. Au mieux considérées comme les acteurs secondaires d’une histoire anecdotique, au pire comme les victimes de la décadence manifeste d’une société de cour frivole, ces figures ont subi le désintérêt des historiens et historiennes. Il s’agit pourtant d’un phénomène à la fois ancien et européen qui trouve à l’époque moderne sa quintessence, en particulier dans les cours allemandes qui s’entichèrent de ces figures à la fois contrefaites et fascinantes, au point que l’autrice y voit une véritable mode (Zwergenmode) au début du XVIIIe siècle.

D’un corpus de sources à la fois conséquent et varié, Eva Seemann est parvenue à identifier 250 individus entre le milieu du XVIe siècle et la fin du XVIIIe siècle, délimitant son terrain d’étude essentiellement à quelques cours (Vienne, Munich, Stuttgart, Dresde, Berlin ou Ansbach) qui apparaissent de façon plus ou moins systématiques. De façon subtile et maîtrisée, l’historienne navigue entre les sources officielles (règlements de cour et registres des grands officiers curiaux, listes des personnels, almanachs, livres de gages, descriptions de cérémonies et divertissements …), les sources de for privé (quelques diaires, des correspondances, les testaments), les inventaires après décès, les gazettes, descriptions de voyageurs et autres textes normatifs, enfin un large ensemble de documents iconographiques (portraits, caricatures, scènes de cour …) et quelques traces archéologiques (épitaphes ou cette surprenante évocation des restes du »baron Klein« dans la crypte de la Michaelerkirche de Vienne).

Après une introduction qui pose clairement les enjeux conceptuels et méthodologiques, le propos se décline en cinq chapitres qui reprennent de grands axes de l’histoire des cours princières: les voies d’accès à l’institution curiale (II), les enjeux de l’intégration et du rang au sein du Hofstaat (III), les circonscriptions de la fonction de nain de cour (IV), les processus de cérémonialisation d’un corps considéré comme anormal (V) et le lien privilégié au souverain dans la tension entre faveur et don (VI).

Ces cinq chapitres ambitionnent de questionner plusieurs concepts forts: le handicap, rattaché aux disability studies; en corollaire, la corporéité dans ce qu’elle a de plus complexe ici; la culture de la présence et de la visibilité; et cela en posant comme principe une approche intersectionnelle de ces individus, intégrés à une société de cour dont ils semblent pourtant contredire les principes fondamentaux (hiérarchie, apparence, naissance, uniformité …).

Il serait vain ici de vouloir restituer la richesse des développements de l’ouvrage sur un terrain aussi neuf au sein des court studies. On se bornera simplement à mettre en avant quelques apports significatifs.

L’ouvrage permet d’abord de mettre en lumière des trajectoires individuelles qui transcendent l’ordre social, même si les nains de cour ne sont généralement pas issus des catégories sociales les plus basses. L’accès à l’intimité du prince, à un confort financier qui peut confiner au luxe, à une reconnaissance sociale qui n’est pas seulement celle de la forte exposition que confère la charge, mais qui peut aussi se traduire par un anoblissement – quand ce n’est pas déjà le cas, puisque certains nains sont issus de lignages de bonne noblesse, par exemple les Lippe – constituent des marques d’une ascension sociale fulgurante, à l’égal de celle que connaissent les abbés des puissantes abbayes de l’aire germanique. Ce qui frappe pourtant, c’est la volonté des familles de placer ces êtres, considérés comme largement handicapés, à la cour et la connaissance de ce débouché pour les personnes de petite taille. Ces dernières réussissent ainsi à bénéficier des bienfaits d’un statut de courtisan qui apporte une sécurité indubitable à travers l’accès à la médecine, à l’éducation, au savoir. La réussite est aussi celle de l’accès à l’intimité des souverains. Certains exemples, très bien documentés, mettent en lumière la véritable affection portée par les augustes patrons à »leurs« nains, jusque sur leur lit de mort, comme en témoignent les nombreux diminutifs affectueux que permet la langue allemande.

Les enjeux de l’intégration à la cour constituent un autre apport de cette étude. La tension forte entre l’inclusion dans la hiérarchie curiale par le service et la marginalité, générée par une corporéité singulière, invite à reformuler certaines questions centrales dans la compréhension de la société de cour à l’époque moderne. Si ces individus sont intégrés au Hofstaat, et plus particulièrement à la Chambre, par le biais d’une fonction plus ou moins bien définie qui les fait rentrer dans le rang, la singularité de leur fonction les érige en électrons libres dont le positionnement apparait en profond décalage avec l’agencement spatial imposé par le cérémonial.

Enfin, le corps de petite taille, qu’il soit proportionné ou difforme et considéré comme »monstrueux«, apparait au fil des pages non comme une exception, mais bien comme une constante des cours germaniques – Lady Montagu y voit même une spécificité – qui les mettent en scène de façon aussi inventive que cruelle (pour l’œil d’aujourd’hui du moins). La cour de Dresde se singularise par un foisonnement de divertissements (tournois, mascarades, carrousels …), qui magnifient autant le corps handicapé qu’ils en exploitent la vis comica. L’organisation de mariages de nains manifesterait le summum de la fascination qu’exerce le corps de petite taille sur les courtisans, à la croisée du ridicule, des fantasmes sur leur sexualité (entre lascivité et asexualité) et l’émergence de questionnements médicaux et physiologiques.

Disposant d’un corpus relativement conséquent, même si non exhaustif, l’autrice aurait pu proposer quelques éléments d’analyse quantitative de nature à affiner une chronologie qui reste relativement floue, car noyée sous la masse des exemples qui alternent, certes heureusement, les périodes au détriment de la lisibilité des évolutions globales. C’est en particulier problématique pour la seconde moitié du XVIIIe siècle, dont on saisit mal si elle connaît un déclin rapide ou non du phénomène, puisque certains exemples significatifs sont très tardifs. À cet égard, la remarque conclusive qui associe la raréfaction des nains au changement de nature de la cour, de »baroque« devenant bureaucratique, parait un peu rapide. Cette impression est renforcée par la structure adoptée, induisant quelques répétitions inévitables qui atténuent un peu l’unité des chapitres et la vigueur de la démonstration.

Il s’agit enfin d’un ouvrage de bonne facture, présentant des illustrations nombreuses et variées qui rendent compte de la richesse du corpus iconographique et sont bien intégrées dans le propos, même si les détails n’en sont pas toujours visibles.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Éric Hassler, Rezension von/compte rendu de: Eva Seemann, Hofzwerge. Kleinwüchsige Menschen an deutschsprachigen Fürstenhöfen der Frühen Neuzeit, Göttingen (Wallstein) 2023, 368 S., 60 Abb. (Frühneuzeit-Forschung, 24), ISBN 978-3-8353-5414-2, EUR 45,00., in: Francia-Recensio 2024/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.1.103674