Les chercheuses et chercheurs qui travaillent aujourd’hui sur le nazisme ne peuvent faire l’économie de son histoire après 1945, politiques du passé et productions médiatiques livrant des indications sur les manières dont la société allemande s’est confrontée et se confronte aujourd’hui encore à son passé1. Tel est le cas de l’ouvrage de Sebastian Barth consacré à la réception médiatique de la publication par le magazine »Stern« des fameux »carnets personnels d’Hitler« en avril 1983. Issu d’une thèse de doctorat en histoire contemporaine, ce livre est paru à l’occasion du quarantième anniversaire de ce scandale médiatique et politique, concomitamment au dépôt des 83 carnets falsifiés au Bundesarchiv et à leur publication intégrale en ligne2.

Attentif aux spécificités de la culture politique et mémorielle de la RFA, Barth se fixe comme objectif »d’étudier la réception de l’affaire des carnets personnels d’Hitler en la replaçant dans le contexte des politiques mémorielles et des débats sur le national-socialisme dans les années 1980 – considérés, conformément au titre, comme un espace de résonance discursif« (p. 24). Sa méthode se fonde sur l’analyse de discours historique textuel et visuel appliquée à des médias – presse écrite quotidienne et hebdomadaire allemande et internationale, émissions télévisées et cinéma –, et à des fonds d’archives publiques (Bundesarchiv, Bundeskriminalamt) et personnelles (journalistes, avocats). L’étude d’une logique discursive, au sens foucaldien, ainsi que du »micro-discours« sur les carnets d’Hitler, conçu comme partie intégrante du »macro-discours« des années 1980 sur le nazisme (p. 25), permet à Barth d’appréhender les perceptions de cette affaire par l’opinion ouest-allemande.

L'auteur se propose ainsi d'analyser la manière dont se construit un scandale et ce qu’en retient la postérité. En s’appuyant sur une solide définition de ce terme, qu’il aborde dans sa dimension médiatique (Steffen Burkhardt) autant que politique (Karl Otto Hondrich), il part du constat que les réceptions postérieures de cette affaire ont altéré ses perceptions contemporaines, fin avril et début mai 1983. La couverture médiatique de son dénouement (identification, arrestation et condamnation de deux de ses responsables, le journaliste Gerd Heinemann et le commerçant d’artefacts nazis Konrad Kujau, auteur des falsifications) et son traitement satirique dans le film »Schtonk!« (1991) ont favorisé, selon Barth, un recentrage autour de ces deux personnages au détriment des autres acteurs de l’affaire et du contenu jugé hautement problématique des carnets. Ceux-ci s’attachaient à banaliser la figure d’Hitler. Barth entend ainsi déconstruire et corriger cette »personnalisation de l’affaire des carnets« (p. 26).

Structuré en deux parties principales consacrées à l’histoire de la publication des carnets présumés d’Hitler et à la réception de l’affaire dans l’espace médiatique, l’ouvrage se compose de quatre chapitres (s’il on fait exception de l’introduction, considérée dans la culture scientifique allemande comme un chapitre à part entière). Les deux premiers reviennent sur l’histoire du magazine »Stern« et les conditions éditoriales et sociétales ayant favorisé la négligence notoire de la rédaction. Barth avance ici sa thèse principale: au-delà du prestige et du succès commercial attendus, la fascination ambiante que le nazisme, et en particulier Hitler, exerçait sur la société ouest-allemande depuis les années 1970 constitue le facteur d’explication principal de l’initiative du »Stern«. L’histoire de l’événement qui a suscité le scandale – la découverte des carnets et leur publication – est minutieusement retracée dans le troisième chapitre. Le quatrième et dernier chapitre traite du scandale lui-même, suscité par la réaction des médias et des acteurs scientifiques à trois faits distincts: la révélation de l’existence des carnets d’Hitler, l’annonce de leur falsification et – élément central pour la thèse de Barth – leur contenu et les représentations d’Hitler qu’ils colportent.

Selon l’auteur, c’est la banalisation du dictateur qui constitue le vrai scandale à la fois médiatique et politique de cette affaire. Pour étayer sa thèse, Barth assoit son étude sur l’essai resté célèbre de Susan Sontag intitulé »Fascinating Fascism« (1974) dans lequel l’écrivaine et militante américaine déplore un regain de fascination pour le nazisme via son esthétique propagandiste. Il montre ainsi que ces mécanismes de fascination ont grandement contribué à créer un terrain favorable à l’intérêt initial porté à ces carnets. Cette fascination était à l’œuvre à deux niveaux. L’admiration que vouait Heidemann aux artefacts nazis – premier niveau – facilita sa rencontre avec Konrad Kujau alias »Fischer«, lequel faisait des militaria nazis son fonds de commerce.

En reconstituant la chaîne de décisions éditoriales au sein du »Stern«, l’auteur met en évidence un second niveau de fascination au sein de la rédaction, décisif, étant donné que l’accueil réservé par l’éditeur à l’annonce de cette découverte incita Heidemann à poursuivre ses recherches sans aucun contrôle éditorial ni scientifique. Barth revient d’ailleurs à plusieurs reprises sur le peu de cas que fit la rédaction du »Stern« de la discipline historique et sur la concurrence entre médias et historiens dans le traitement de l’histoire contemporaine dans l’espace public (p. 72–73, p. 98, p. 192 et suiv., surtout p. 276 et suiv.). Selon Barth, »Gruner + Jahr«, détentrice du magazine »Stern«, n’a pas seulement agi par manque de professionnalisme, mais d’abord parce qu’elle était mue par des représentations »attrayantes« du nazisme.

L’analyse détaillée qu’il livre ensuite du numéro du »Stern« et de l'émission de »Stern-TV«3 révélant la découverte des carnets vient corroborer la thèse de cette fascination aveuglante. La scénarisation de l’émission, déconstruite par l’analyse de séquences attentive aux éléments visuels, révèle le déficit d’informations au profit du scoop centré sur Hitler. Le numéro à caractère sensationnel du »Stern« se caractérise par une absence de distance critique par rapport aux propos attribués à Hitler ainsi qu’au milieu des collectionneurs d’objets du »Troisième Reich«. Textes et photographies (en grande partie des clichés de propagande nazie) y véhiculent une image positive du nazisme et une banalisation d’Hitler que Barth déconstruit à la lumière de plusieurs thématiques saillantes des carnets, dont l’antagonisme entre Himmler et Hitler et la réaction de ce dernier à la conférence de Wannsee, laquelle se serait déroulée »contre la volonté de l’Hitler des carnets« (p. 164).

Ces »découvertes« amenèrent le »Stern« à formuler sa thèse sensationnaliste, à l’origine du scandale politique selon Barth, et qui furent reprises, avec un point d’interrogation, dans le titre de son ouvrage: d’après le magazine, »l’histoire du Troisième Reich […] [devrait être] partiellement réécrite« (p. 190). Barth voit dans ce discours de dédiabolisation et de relativisation de la politique génocidaire nazie l’influence décisive de certains »experts« d’Hitler qui jouèrent un rôle important dans l’affaire, en premier lieu David Irving, dont on peut regretter que Barth n’insiste pas plus explicitement sur les thèses négationnistes que celui-ci défendit quelques années après le scandale4.

Et pourtant – c’est là l’un des paradoxes pointés par Barth – il faut se garder de prêter à la rédaction du »Stern« quelque intention révisionniste – le magazine progressiste de centre-gauche, marqué par les représentations de son temps, était mu par des intérêts commerciaux. Cette fascination trouve selon Barth un certain prolongement dans les représentations humoristiques et dépolitisées d’Hitler dans le film »Schtonk!«, lesquelles n’émanent pas de l’extrême droite, mais du milieu de la société, »des bourgeois, qui ne veulent pas s’encombrer d’une réflexion trop poussée sur l’histoire, mais préfèrent voir en le dictateur un être humain« (p. 414).

Dans la suite de l’ouvrage, l’auteur dissèque la réception de ce double scandale par les médias, et le glissement progressif de son aspect politique – qu’il appelle la »dimension Hitler« du scandale – vers son aspect médiatique – la focalisation sur la »dimension Stern« (p. 288) après l’annonce du caractère falsifié des carnets. Cette évolution s’accompagne d’une marginalisation de la question des images d’Hitler au profit d’une médiatisation d’Heidemann, Kujau et du rédacteur en chef du magazine, Peter Koch. Ce résultat scientifique conduit Barth à porter un regard critique sur les médias, mais aussi sur les autres institutions intervenues dans l’affaire, parmi elles le Bundesarchiv, dont l’expertise releva l’existence de banalités sur la personne privée d’Hitler sans insister suffisamment sur la banalisation à l’œuvre dans les carnets. Le »Stern«, pour lequel il était plus commode de s’excuser d’avoir colporté des trivialités plutôt qu’une interprétation historique erronée, s’empressa d’adhérer à cette lecture.

On apprend aussi que la thèse d’une réécriture partielle de l’histoire du nazisme lancée par le magazine fit l’objet d’un rejet unanime de la part des médias et des historiens. Barth veut voir dans cette réaction distanciée le signe que le mythe d’Hitler tel qu’analysé par Ian Kerschaw ne suscitait alors plus l’adhésion dans l’opinion ouest-allemande. Autre fait important: si la révélation de la »découverte« des carnets d’Hitler a fait l’objet d’une couverture médiatique par la presse internationale, la thèse sensationnaliste du »Stern« ne dépassa jamais les frontières de la RFA.

Loin de se réduire à un phénomène anecdotique ou à une farce, l’affaire des carnets d’Hitler est révélatrice de l’histoire mouvementée et, au mieux, non linéaire de la »maîtrise du passé« en RFA. En ce sens, la lecture de cet ouvrage a selon nous pour vocation à dépasser le strict milieu universitaire pour s’adresser à un public enseignant sensible aux réflexions sur les usages de l’histoire dans les médias et au cinéma – de fait, la production de discours sur l’histoire n’est depuis longtemps plus le près carré des historiens professionnels.

1 Peter Reichel, Harald Schmid, Peter Steinbach (dir.), Der Nationalsozialismus – die zweite Geschichte. Überwindung – Deutung – Erinnerung, Munich 2009, p. 15 et suiv. Voir aussi: Alfred Wahl, La seconde histoire du nazisme dans l’Allemagne fédérale depuis 1945, Paris 2006.
2 Voir la base de données »Die gefälschten ›Hitler-Tagebücher‹« du Norddeutscher Rundfunk (NDR): https://www.ndr.de/geschichte/tagebuecher/Datenbank-Die-gefaelschten-Hitler-Tagebuecher-zum-Durchsuchen,hitlertagebuecherdatenbank102.html#3/1938.
3 Cette émission fait partie des premières productions télévisées de "Stern-TV", avant la diffusion hebdomadaire du magazine du même nom à partir de 1990.
4 La dénonciation de ces intentions par Deborah Lipstadt coûterait à l’historienne américaine un procès en »diffamation«. Voir les chroniques d’Eva Menasse, Der Holocaust vor Gericht. Der Prozess um David Irving, Berlin 2000.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Bérénice Zunino, Rezension von/compte rendu de: Sebastian Barth, Umgeschriebene Geschichte? Die Hitler-Tagebücher und ihr Echo, Stuttgart (Kohlhammer) 2023, 525 S. (Forum historische Forschung: Moderne Welt), ISBN 978-3-17-043760-9, DOI 10.5281/zenodo.7427439, EUR 79,00., in: Francia-Recensio 2024/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.1.103859