La monographie de Gunilla Budde constitue le tome 5 sur 7 de la collection »Geteilte Geschichte. Deutschland 1945–2000« publiée chez Kohlhammer. Dans la lignée des travaux novateurs de Christoph Kleßmann, elle s’attache à produire une »Histoire connectée« des deux Allemagnes, en vue de dépasser la tendance historiographique qui consiste à traiter séparément de la RFA et de la RDA au motif que les deux États étaient séparés. De surcroît, les rapports entre les deux Allemagnes doivent être éclairés selon des approches complémentaires – politique, économique et sociale – afin d’en mettre en évidence la complexité. Ce cinquième tome adopte les perspectives de l’histoire sociale, culturelle et du genre (p. 12) et se consacre plus particulièrement à l’évolution des sociétés allemandes au sein des deux États allemands et à leur influences réciproques au cours des quarante années de coexistence.

Étudier les rapports croisés suppose de s’émanciper du schéma explicatif courant qui fait de la RDA une Allemagne inférieure sur le plan politique autant qu’économique. Alors que les questions de la »dictature« est-allemande (p. 12–13) et de »l’économie du manque« (»Mangelwirtschaft«) sont au centre des tomes consacrés à l’histoire politique ou économique, elles sont accessoires dans celui-ci. G. Budde prend le parti de se demander en quoi on pouvait »vivre normalement« en RDA (p. 13). La démocratie libérale occidentale et son corollaire, l’économie sociale de marché, restent implicitement la norme, ne serait-ce que parce que la question n’affleure pas l’historienne concernant la RFA. Mais les rapports entre les deux sociétés s’en trouvent moins asymétriques que de coutume, de sorte que les influences peuvent être envisagées comme véritablement croisées, ce que l’historiographie ouest-allemande peine souvent à envisager. Cette monographie est donc véritablement novatrice.

L’historienne ne se contente pas d’analyser la production et surtout la réception de mythes sur les deux sociétés allemandes, elle les confronte systématiquement aux réalités vécues. Cette démarche la mène au constat suivant: alors que les discours de propagande fondent la propre légitimité sur l’opposition fondamentale entre les deux sociétés allemandes, celles-ci se révèlent beaucoup plus proches dans les faits. Autrement dit, les sociétés allemandes s’avèrent, surtout dans les premières décennies, relativement imperméables aux discours de propagande. S’ensuit une tension dynamisante (p. 13) entre l’appartenance émotionnelle à une nation commune et l’opposition des deux sociétés, tension qui se traduit tour à tour – si ce n’est simultanément – par des phénomènes de convergences, de permanences et de divergences.

Les structures familiales et la répartition des rôles restent très stables, tout comme le prestige qui découle du savoir et du savoir-vivre bourgeois. Ce sont donc moins les représentations profondes des Allemands qui opposent les deux sociétés que les discours officiels (p. 127). Si ces conservatismes sont largement assumés, voire revendiqués à l’Ouest, du moins dans les premières décennies (p. 117), ils sont officiellement combattus d’entrée de jeu à l’Est qui prétend construire une nouvelle société socialiste en rupture complète avec le passé allemand: la RDA vise à promouvoir des fils d’ouvriers par la démocratisation du savoir, plus technique que culturel (p. 62–65), et du savoir-vivre (p. 41–43), en vue de créer une nouvelle élite ouvrière (p. 48–90).

G. Budde montre que le mythe de l’émancipation des femmes en RDA par et dans le travail ne résiste pas à l’analyse. Contraint par le besoin de main d’œuvre, le régime de Pankow se voit obligé de faciliter la réalisation des tâches ménagères par les femmes, sans remettre en cause le non-partage de celles-ci au sein des familles (p. 124–125). Ces mesures sont menées à grand renfort de propagande qui heurte la morale occidentale. Conservatrice, celle-ci s’oppose dans un premier temps au travail des femmes, et notamment des mères, qualifiées de »marâtres«. Mais l’évolution à l’Est, surtout la légalisation de l’avortement en RDA en 1972 ou la valorisation discursive de la femme active finissent par influencer les mouvements féministes ouest-allemands des années 1970 pour lesquels la RDA semble un modèle vertueux. On est donc en présence d’une influence émancipatrice Est-Ouest (p. 82–83, p. 100) mais qui relève plus du mythe que des réalités vécues.

L’un des importants apports de cette monographie est de mettre systématiquement en regard les discours, représentations et données statistiques comme autant de facettes des réalités historiques. Or, en dépit des schémas discursifs et des représentations opposées, les réalités peuvent demeurer paradoxalement proches. G. Budde souligne ainsi qu’en 1963, la proportion de femmes dans les universités à l’Est est équivalente à celle de l’Ouest. De part et d’autre, les femmes font les frais des mêmes discriminations dans leur carrière et les inégalités salariales entre les hommes et les femmes (»gender-pay-gap«) sont quasiment identiques à la fin des années 1980. La différence réside dans le sexisme à peine masqué à l’Ouest, notamment dans les premières décennies, qui s’oppose au discours officiellement favorable à la promotion des femmes à l’Est (p. 80–85).

G. Budde insiste également sur le rapprochement progressif et partiel entre les deux sociétés allemandes qui peut sembler contre-intuitif. Elle le constate dans les mouvements contestataires pacifistes et écologistes dans les années 1980 (p. 196–212) et dans les comportements de la jeunesse (mode, musique, p. 171). Dans ce dernier cas, il semble néanmoins s’agir moins d’une convergence, qui impliquerait un rapprochement mutuel par-delà le Mur, qu’une occidentalisation parallèle des goûts de la jeunesse allemande dans son ensemble. Qu’il s’agisse de l’engouement pour les blue-jeans ou les musiques pop-rock essentiellement anglo-saxonnes, c’est bien l’Occident qui s’impose au détriment des traditions allemandes. La RDA étant dans le camp anti-occidental, le désir de consommation de biens occidentaux se double d’un aspect potentiellement contestataire à l’Est. Aussi n’assiste-t-on pas au prolongement du phénomène que G. Budde décrit pour les années 1970 alors que la famille Gallas, mentionnée à plusieurs reprises dans le livre pour individualiser le récit, porte des vêtements inspirés du prêt-à-porter petit-bourgeois de Stuttgart pour se rendre au théâtre à Weimar (p. 173). Dans ce cas, il s’agit bien de copier la RFA, sans dimension contestataire.

Selon G. Budde, le principal facteur de »convergence« des deux sociétés allemandes est la publicité télévisuelle. Tandis que les Allemands de l’Ouest boudent les programmes est-allemands, les Allemands de l’Est consomment avidement ceux de l’Ouest. Le régime se résigne à tolérer cette pratique à partir des années 1970 et mise sur le dégoût que doit inspirer la »décadence occidentale« telle qu’elle se donne à voir dans les programmes ouest-allemands (p. 188). Or la publicité ouest-allemande ne fait qu’accroître la frustration des Allemands de l’Est, que le manque de biens de consommation renvoie à l’absence de choix électoral (p. 193). Exposés à ces réclames occidentales, les Allemands de l’Est se mettent à réclamer à leur famille de RFA l’envoi du café de marque et non les produits de chez Aldi (p. 180–181).

Une seule chose peine quelque peu à convaincre le lecteur, à savoir la référence occasionnelle à la famille Gallas. Le destin de ce couple interallemand, proprement extraordinaire, établi à Gumperda, en Thuringe, nourrit le prologue et l’épilogue de la monographie. Mais G. Budde n’explicite pas le cadre méthodologique de ses entretiens avec les descendants des Gallas, et les références paraissent quelque peu anecdotiques, faute d’enrichir le propos. La monographie n'en demeure pas moins riche, de sorte que ce détail ne nuit en rien à la grande qualité de ce travail.

L’ouvrage de Gunilla Budde dresse un tableau très nuancé des influences croisées entre les deux sociétés allemandes. Elle réfute deux thèses courantes de l’historiographie et souligne que, d’une part, les deux sociétés n’ont jamais cessé de se regarder, de s’imiter et de s’influencer réciproquement et que, d’autre part, la RDA n’a pas été cet État perpétuellement en retard par rapport au développement de la RFA. En un mot, l’historienne prouve que la RFA et la RDA n’ont jamais formé, dans les faits, ces sociétés on ne peut plus opposées (»Kontrastgesellschaften par excellence«, p. 11). Cet éclairage novateur permet donc de battre en brèche les grands récits de l’opposition fondamentale auxquels s’arrête encore trop souvent l’historiographie.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Étienne Dubslaff, Rezension von/compte rendu de: Gunilla Budde, So fern, so nah. Die beiden deutschen Gesellschaften (1949–1989), Stuttgart (Kohlhammer) 2023, 259 S., 12 Abb. (Geteilte Geschichte, 5), ISBN 978-3-17-033238-6, EUR 29,99., in: Francia-Recensio 2024/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.1.103861