La publication rapide et bienvenue de ce doctorat soutenu à Oxford en 2022 s’inscrit dans le renouveau récent d’une histoire politique souhaitant réarticuler les enjeux transnationaux avec des études de cas et de parcours personnels, au niveau national ou local. La période de sortie de la guerre mondiale et d’entrée dans la guerre froide choisie par Aaron Clift pour revisiter l’histoire de l’anticommunisme en France s’y prête particulièrement bien. Soulignons d’emblée que l’ouvrage est desservi par un éditeur qui a laissé passer de nombreuses fautes sur les noms propres. Surtout, les presses universitaires d’Oxford publient un ouvrage portant sur les années 1945–1953 avec une couverture reproduisant une affiche qui, certes, séduit graphiquement avec l’ouvrier français en bleu de travail brandissant son bouclier blanc face à l’ours soviétique rouge, mais qui provient de la propagande pour le travail volontaire en Allemagne dans la France vaincue et occupée de 1943. Il s’agit donc non seulement d’un anachronisme mais d’un contresens grossier par rapport au propos de l’auteur. Aaron Clift se propose en effet de ne pas considérer l’anticommunisme comme un message importé dans la politique française – en l’occurrence par les États-Unis au moment du tournant à une guerre froide ouverte. Au contraire, il annonce une recherche ancrée dans la société française au quotidien.

Se distinguant d’une historiographie largement focalisée sur l’affrontement entre le Parti communiste français et ses adversaires dans le champ intellectuel et artistique, Aaron Clift s’est plongé dans les archives et la presse des »secteurs« dans lesquels, selon lui, l’anticommunisme était le plus intense: jeunesse, famille, paysans, classes moyennes, syndicats. Il s’agit donc d’un projet ambitieux, appuyé sur une bibliographie ample quoique parfois datée et lacunaire (particulièrement pour les chapitres consacrés aux femmes et à la classe ouvrière). Sa méthodologie procède par des études de cas, déclinées en autant de chapitres centrés sur des organisations, leurs revues et leurs dirigeants ou dirigeantes, souvent peu connus: le mouvement scout français (autour de la démission d’un dirigeant des Éclaireurs de France en 1951), les organisations de femmes (avec l’Union féminine civique et sociale, une association d’obédience catholique), les organisations agricoles (Confédération générale de l’agriculture dépassée par la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles), le Comité national des classes moyennes fondé par Roger Millot et allié à la Confédération générale des petites et moyennes entreprises, et enfin les syndicats Force ouvrière et Confédération générale des cadres, opposés à la Confédération générale du travail liée au PCF.

De cette riche étude thématique ressortent les motifs plus récurrents que virulents d’un discours anticommuniste: la défense de la morale catholique, de la famille, des rôles genrés au travail, de l’Empire colonial; la critique du matérialisme, du dirigisme, de la fiscalité. Le second discours transversal fonde la peur du communisme sur les images plus ou moins documentées de l’Union soviétique et des politiques menées dans les démocraties populaires en construction. En miroir apparaît une France qui affirme des valeurs nationales, plus économiques et sociales que politiques.

On pourrait discuter cette relative absence de la République, de la démocratie, des libertés, d’autant que cela permettrait de faire réapparaître un contexte international largement escamoté, si ce n’est dans les analyses des liens ambigus entre anticommunisme et antiaméricanisme. Certes, on peut supposer connus du lecteur la doctrine Jdanov, les grands tournants de la construction atlantiste et européenne, le lien entre guerres coloniales et guerre froide. Mais on peut regretter que le premier chapitre de contexte ne propose pas d’articulation entre l’avant et l’après 1947–1948, et ne restitue pas certains événements majeurs dans la bataille d’opinion entre le Parti communiste et ses adversaires, comme les grèves de 1948, l’affaire Henri Martin, l’affaire Kravtchenko, événements dont le PCF a été à l’initiative en lien étroit avec Moscou.

Il n’est pas toujours aisé de distinguer entre ce qui ressort des »croyances« anticommunistes, des idées antimarxistes, et des luttes d’influences concrètes contre le Parti communiste, alors premier parti de France, et contre le puissant réseau de ses organisations de masse, tant au niveau national que transnational. Il n’est pas toujours facile alors de situer »les anticommunistes« dans le tableau politique français, alors même que, de fait, les thématiques repérées par l’auteur sont celles d’une France »de droite« (gaullistes inclus), et semblent l’exutoire des »anxiétés« souvent contradictoires de ces segments d’une société française projetée vers un futur incertain.

La recherche d’Aaron Clift apporte un tableau renouvelé de discours et de pratiques anticommunistes aux enjeux pluriels, parfois instrumentaux, sans causalités simples avec la guerre froide. Faute d’un ancrage plus fin dans la politique française et ses divisions, tant à gauche qu’à droite, l’ouvrage peine davantage à convaincre en concluant sur un anticommunisme »cordon sanitaire« (sans qu’on sache vraiment d’où vient la décision de cette exclusion), qui aurait bloqué après 1947 l’avènement de gouvernements de coalition menant des politiques anticoloniales ou sociales, et aurait empêché le féminisme français d’être moins bourgeois, le mouvement ouvrier d’être moins conflictuel, l’agriculture d’être moins conservatrice. L’ouverture finale sur une étude comparée avec l’Italie ou l’Allemagne est en ce sens prometteuse.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Sophie Cœuré, Rezension von/compte rendu de: Aaron Clift, Anticommunism in French Society and Politics, 1945–1953, Oxford (Oxford University Press) 2023, 272 p. (Oxford historical monographs), ISBN 978-0-19-888678-5, GBP 83,00., in: Francia-Recensio 2024/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.1.103863