Il manquait une histoire globale de la France contemporaine. Ce sont des histoires globales qui sont proposées ici, sur un très long XIXe siècle qui court des années 1750 aux années 1930 voire 1950. On n’y verra pas seulement un effet de mode – même si le livre s’inscrit nécessairement dans un champ de forces historiographiques et éditoriales. À la suite du succès retentissant de l’»Histoire mondiale de la France« dirigée par Patrick Boucheron (2017), les auteurs de cet ouvrage collectif ont souhaité dépasser l’impressionnisme d’un récit par dates, et dégager une forte synthèse qui embrasse large. Elle aborde au fil de sept chapitres très denses l’impérialisme formel et informel de la France, les mobilités de travail et celles des objets de consommation, les circulations politiques, républicaines et révolutionnaires, mais aussi culturelles.

Une telle histoire, foisonnante, se définit à la fois comme »transnationale«, »impériale« et »globale«. Ses auteurs plaident non seulement pour un changement d’échelle, en faisant exploser le cadre de l’État-nation, mais pour une révision critique du récit dominant de la mondialisation, centré sur la Grande-Bretagne. Ils mettent ainsi au jour une »franco-globalisation« un peu oubliée, appuyée notamment sur une industrie du luxe et du demi-luxe, des soieries au champagne, mais aussi sur les réseaux de missionnaires, de savants et d’ingénieurs. Tout en nuances, l’ouvrage, pour autant, ne centre pas le récit global sur la France. Ainsi l’histoire de la République, trop souvent messianique et francocentrée, est-elle ici ouverte à de larges horizons, ceux de l’empire colonial qui la met à l’épreuve, mais aussi ceux des Amériques, des États-Unis aux républiques hispano-américaines du XIXe siècle. De même, le déclin de la place de la France dans la culture de masse au cours du premier XXe siècle est souligné sans ambiguïté.

Le sens de la nuance vaut aussi pour la méthode utilisée. La plupart des chapitres privilégient une approche par les circulations, en particulier à propos des révolutions ou de la République, circulations à double sens entre la France, son empire et le monde. L’histoire des révolutions de la fin du XVIIIe et du XIXe siècles se prête tout particulièrement à une telle approche. Les moments 1789, 1830, 1848 et 1870–1871 sont tour à tour interrogés en termes de »carrefours« transnationaux et impériaux. Récusant tout »diffusionnisme«, les auteurs privilégient les »réverbérations« aux influences directes. Le cas de l’Algérie, en 1848 comme en 1870–1871, permet de montrer comment »des dynamiques européennes et extra-européennes entrent en collision« (p. 126). De même, le chapitre sur les relations entre »mobilités et mondes du travail« insiste sur la force des mobilités de main d’œuvre dès le XIXe siècle, non seulement dans les bassins transfrontaliers du Nord ou de la Lorraine, mais aussi dans des sociétés rurales trop vite cantonnées à un imaginaire de l’enracinement. D’autres chapitres, en particulier celui consacré à l’État, privilégient une approche »multiscalaire«, insistant sur la pluralité des formes de la souveraineté sur le territoire – sans s’attarder sur les circulations transnationales qui ont pourtant modelé l’État policier ou l’État instructeur à la fin du XIXe siècle.

L’approche collective de l’ouvrage s’efforce de répondre, ainsi que le souligne Christophe Charle dans sa postface, à un »nouvel état du monde«. Le choix de la séquence étudiée – 1750–1930 –, justifié par un moment »national-impérial« et par la force nouvelle des »entrelacements du monde« (Alessandro Stanziani), prend sens dans cette perspective. Le livre renvoie en miroir à bien des dynamiques actuelles de globalisation, mais aussi à la crise sans fin d’une »société impériale« et à certaines interrogations angoissées sur l’identité française. La place de la langue française dans cet ouvrage est à cet égard omniprésente et passionnante. Elle est évoquée à propos du mythe de »l’Europe française« au XVIIIe siècle (p. 289–292), mais aussi des réseaux coloniaux et missionnaires congréganistes au XIXe siècle. À la fin du XIXe siècle, la langue devient un enjeu de soft power avec la création de l’Alliance française (1883) et du mot »francophonie« (1880, Onésime Reclus), entendu comme empire linguistique (p. 84–85). On la retrouve, plus modestement, à propos du déclin de l’exportation de livres français à l’étranger à la fin du XIXe siècle et de la vogue des traductions-adaptations (dès les années 1840 avec les »Mystères de Paris« d’Eugène Sue, déclinés en une multitude de variantes nationales). Pour toutes ces raisons, on lira cet ouvrage stimulant avec un très grand intérêt.

Les choix de construction et d’écriture du livre, en revanche, pourront susciter quelques interrogations. On aurait sans doute gagné à fusionner au sein d’un même chapitre – ou, a minima, à mieux associer – les circulations économiques et les mobilités de travail (séparées dans les chapitres 3 et 5), ou encore la »France carrefour des révolutions« et la »République multiple« (écartelées entre les chapitres 2 et 6). Le plan adopté produit inéluctablement des redites, par exemple à propos de la révolution haïtienne (chapitres 1, 2 et 6) ou des inégalités juridiques liées à la colonisation (chapitre 1 et 6). Surtout, le registre d’écriture choisi tend vers une certaine abstraction, en dépit de quelques tentatives louables de donner chair aux expériences transnationales – à travers la figure d’Ismaïl Urbain par exemple (p. 71–74), ou encore du mécanicien britannique Cockerill, naturalisé français (p. 213). Or, tout particulièrement en matière d’histoire transnationale, les choix d’écriture ne sont pas que formels, alors même que le projet se veut aussi politique, dans le meilleur sens du terme. Au fond, cet ouvrage extrêmement dense s’adresse à un lectorat averti, capable de déchiffrer certains implicites et déjà au fait de l’histoire et de l’historiographie de la période. C’est sans doute la limite d’un livre par ailleurs passionnant et éclairant, qui résonne fortement avec notre présent.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Emmanuel Fureix, Rezension von/compte rendu de: Quentin Deluermoz (dir.), D’ici et d’ailleurs. Histoires globales de la France contemporaine (XVIIIe‑XXe siècle), Paris (Éditions La Découverte) 2021, 337 p., ISBN 978-2-348-06010-6, EUR 23,00., in: Francia-Recensio 2024/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.1.103864