Rédacteur en chef adjoint du »Spiegel« entre 1987 et 2021, l’historien Martin Doerry a déjà publié plusieurs ouvrages sur la Shoah: en 2006 »Nirgendwo und überall zu Haus – Gespräche mit Überlebenden«; en 2015 »Mich hat Auschwitz nie verlassen«. En 2002, son premier ouvrage sur le sort de sa grand-mère Lilli, »Mein verwundetes Herz«, assassinée à Auschwitz en tant que »demi‑juive« (Halbjüdin) est devenu un bestseller. Avec »Lillis Tochter«, Martin Doerry évoque le devenir de la fille de Lilli, Ilse, en intégrant à sa recherche plus de 1000 lettres échangées surtout entre elles deux et issues des archives familiales, ainsi que de témoignages.

L’approche chronologique de Martin Doerry montre bien comment la situation de Lilli empire dès 1933, même si son mariage »mixte« avec un »arien« lui accorde une certaine protection. Comme son mari Ernst Jahn, elle est médecin, mais on lui interdit d’exercer en 1933 et leur cabinet est boycotté par les nazis. Sa situation s’aggrave en 1940 quand Ernst engage comme remplaçante une jeune femme, Rita, bientôt enceinte de lui. Il ne va pas résister aux mesures de rétorsion des nazis ni à leurs pressions et demande le divorce en 1942.

Il abandonne donc sa première femme Lilli, contrainte de quitter leur domicile d’Immenhausen (situé dans le Land de Hesse) et d’emménager avec leurs enfants à Kassel, où les bombardements alliés font 10 000 victimes en 1943. À la mi-août 1943, Lilli est convoquée à la Gestapo: »À tout de suite les enfants« (p. 58) croit‑elle. Mais elle est internée au camp de travail de Breitenau, un Arbeitserziehungslager au sud de Cassel.

C’est sa fille aînée, Ilse, âgée de seulement 14 ans, qui va devoir se charger de ses trois frères et sœurs. En effet, son oncle Josef, médecin juif à Halle, s’est suicidé en 1940 depuis la vente forcée de sa maison après la »Nuit de cristal« en 1938, ses frères et sœurs étant déportés au camp de Theresienstadt. Après la conférence de Wannsee en 1942, la situation des »Mischlinge ersten Grades« empire encore au-delà des harcèlements quotidiens avec leur exclusion des écoles et une interdiction de prendre les transports en commun.

Dans les lettres presque quotidiennes qu’Ilse envoie à sa mère, elle donne des indications concrètes sur leur vie, leurs repas, leurs vêtements, une manière de garder le contact dans l’espoir de proches retrouvailles. Dans ses réponses à sa fille, Lilli minimise les conditions atroces de sa détention et la pénibilité du travail forcé. Elle attend en vain de son ex-mari qu’il intervienne auprès de la Gestapo pour sa libération. Mais Ernst se cherche des excuses pour avoir divorcé et se contente de donner à sa fille aînée l’argent du ménage.

En mars 1944, Lilli est transférée à Auschwitz où elle succombe en juin 1944. Le chaos des dernières semaines de guerre permet à Ilse d’échapper à la déportation et à son frère Gerhard à l’enrôlement dans l’Organisation Todt. Les troupes américaines arrivent à Immenhausen le 5 avril 1945. C’est la libération, mais sans Lilli.

Les Américains destituent le maire nazi et le remplacent par un socialiste, membre du SPD. À la mairie, Gerhard, le frère d’Ilse, moins fragile que sa sœur, occupe un poste clef, car il est chargé des cartes de rationnement. Il veut obtenir des réparations financières et intervient auprès des autorités alliées pour les loyers non perçus depuis le suicide de son oncle et le produit de la vente de la maison de Halle. Gerhard milite au SPD à partir de 1949 puis en tant que député au Bundestag (p. 229).

Après avoir passé son baccalauréat en 1948, Ilse se rend à Birmingham avec sa sœur cadette et y retrouve sa grand-mère et sa tante, émigrées en Angleterre en 1938–1939. Ilse y entame ses études d’infirmière. Après l’obtention de son diplôme, elle rejoint à Hambourg en 1953 Jürgen Doerry, le jeune homme qu’elle a épousé contre l’avis de la famille de celui-ci, qui ne souhaite pas une union avec une »demi juive«. Mais Martin Doerry souligne que le stage de sa mère en hôpital psychiatrique pour obtenir la validation de son diplôme la replonge dans les exactions des nazis (liquidation de 1000 patients et stérilisation de 500 autres). Ilse n’est pas soutenue par Jürgen qui ne souhaite pas qu’elle exerce un emploi (p. 184).

C’est en 1959 que Jürgen obtient un poste fixe de juge. Le couple va emménager à Celle, ville de 60 000 habitants ultra-conservatrice (p. 212). Martin Doerry montre qu’il y régnait une conjuration du silence face au passé (p. 223). Le chef de la police avait été condamné par contumace en France pour ses crimes de guerre. Il décéda en 1971 sans être inquiété. Quant au maire de Celle, il avait occupé à Paris un poste de »Conseiller administratif pour la question juive«.

Il fallut attendre 1969 et la nomination du frère d’Ilse, Gerhard Jahn, comme ministre de la Justice sous Willy Brandt pour voir la situation évoluer. Gerhard fonda la Société germano-israélienne, plaida au Bundestag pour la suppression des 20 ans de prescription des crimes nazis (effective en 1979), attaqua le chancelier Adenauer après la nomination de Hans Globke, commentateur des lois de Nuremberg, comme chef de la chancellerie, lança l’abolition du paragraphe 218, punissant l’avortement, et une loi plus libérale sur les divorces (p. 228–235). Mais il n’évoqua toujours pas le destin de sa mère Lilli.

Quant au mari d’Ilse, Jürgen Doerry, nommé en 1973 à la Cour fédérale de justice à Karlsruhe (Bundesgerichtshof), il décida de vivre en famille dans un petit village du nord de la Forêt-Noire, au grand dam d’Ilse qui craignait d’y être isolée (p. 240) et se voyait reléguée avec les femmes des collègues de son mari autour d’une tasse de café à évoquer les soucis causés par ses enfants adolescents et récalcitrants.

En proie à une grave dépression, Ilse fit des séjours de cure, car elle souffrait du »syndrome du survivant« (concept forgé par William G. Niederland, p. 279). Elle entreprit des voyages sans son mari à plusieurs reprises en Angleterre, mais aussi en Israël. Sa fille Beate s’envola en 1978 pour Tel Aviv, bientôt sans désir de retour (p. 250). Elle allait fonder une famille dans un milieu de juifs intégristes.

À la fin des années 1980, Ilse confia la correspondance de sa mère Lilli à un historien en y ajoutant en 1999 les 250 lettres, fondement de »Mein verwundetes Herz«. Sa vie s’en trouva transformée par les interviews accordées, les lectures et une reconnaissance tardive de ses mérites, par exemple à la foire du livre de Francfort (p. 253). Malheureusement atteinte d’Alzheimer, elle décéda en 2015 à l’âge de 84 ans.

Martin Doerry insiste sur sa propre démarche dans cet ouvrage qui fait alterner le récit avec des documents originaux. En tant que fils d’Ilse et historien, il parvient à traiter avec le recul nécessaire des sources familiales sensibles et très complètes qu’il réussit à rendre accessibles à un large public.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Anne-Marie Corbin, Rezension von/compte rendu de: Martin Doerry, Lillis Tochter. Das Leben meiner Mutter im Schatten der Vergangenheit, Eine deutsch-jüdische Familiengeschichte, München (Deutsche Verlagsanstalt) 2023, 320 p., ISBN 978-3-421-04894-3, EUR 24,00., in: Francia-Recensio 2024/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.1.103865