Ce recueil collectif s’annonce comme un ouvrage de circonstance dédié à Willibald Steinmetz, rassemblant des collègues et amis historiens autour d’un thème dont ils ne sont pas spécialistes: les récits de rêves et leurs liens avec le politique depuis le XIXe siècle. L’expérimentation est enthousiasmante, l’historien honoré mérite amplement un témoignage de reconnaissance, et le lecteur se laisse volontiers entraîner dans l’aventure. Le point de départ de cet essai est la parution en français, en 2021, du texte remanié de la leçon inaugurale prononcée par Willibald Steinmetz à l’université de Bochum en 2000, »Träumen im Zeitalter der Extreme. Für eine historische Lektüre von Traumprotokollen«1. Les directeurs de ce recueil auraient pu préciser les circonstances de sa parution en français. Bien que cela ne soit en rien son habitude, l’autrice de cette recension se permet de rappeler qu’il lui revient d’avoir pris l’initiative de cette publication et d’avoir effectué cette traduction – une information qui aurait pu mener les éditeurs à prendre en compte les études sur le rêve avant le XIXe siècle.

L’introduction se résume largement à une série de poncifs contredits par la recherche. Avant le XIXe siècle, la réflexion sur le rêve n’aurait ainsi été que l’affaire des clercs et religieux; le rêve aurait renvoyé à l’avenir, tandis qu’avec la »scientifisation« (»Verwissenschaftlichung«) du rêve à partir du XIXe siècle, le rêve renverrait au passé du rêveur tandis que les visions seraient pathologisées ou ridiculisées (p. 12–13). De telles affirmations reposent sur une vision simple de l’histoire dans laquelle le XIXe siècle, siècle de la science et du politique, de la »Moderne«, est censé avoir succédé à des siècles obscurs gouvernés par la religion (la »Vormoderne«) et celé l’attention au rêve dans l’intériorité individuelle et son passé refoulé. C’est notamment omettre que la psychanalyse de C. G. Jung n’exclut pas le collectif et que celle d’Alfred Adler est loin de négliger le lien au futur.

La brève introduction de Sandra Maß et de Benno Nietzel est suivie de six parties, qui discutent successivement des »perspectives théoriques«, des sources mobilisées et leur exploitation, des rêves »à l’âge des extrêmes«, des utopies et dystopies, des cauchemars devenant réalité, des images et médias des rêves et cauchemars, enfin d'un bilan. Une recension ne pouvant résumer 21 contributions, on se contentera de commenter une d’entre elles par partie.

Dans la partie consacrée à l’approche théorique, la contribution de Lucian Hölscher sur le rêve dans l’aire germanophone autour de 1800, malgré sa prudence, reprend les poncifs des Lumières rationalistes censées avoir renforcé une dichotomie entre le jour rationnel et la nuit, domaine de la fuite; c’est omettre d’une part les nombreuses interrogations des savants des Lumières sur les degrés de conscience de soi, et d’autre part le fait que les recherches des romantiques sur l’inconscience ne thématisent pas l’individualité. Il est donc faux d’affirmer de façon catégorique qu’une »nouvelle dignité« est attribuée au monde nocturne vers 1800 (p. 34). Lucian Hölscher poursuit en décelant des analogies entre le rêve et l’histoire: la forme symbolique (qui code le message du rêve et forme la trame du besoin d’orientation dans l’histoire), les émotions qui accompagnent le rêve comme l’histoire, enfin le besoin d’aller au-delà du vécu dans le rêve ou l’histoire contrefactuelle (virtuelle).

Dans la partie méthodique sur les sources et leur exploitation, Barbara Stollberg-Rilinger commente l’autobiographie (réécrite) de Peter Prosch (1744–1804), un orphelin du Tyrol devenu par la suite colporteur, débitant de boissons et bouffon de cour, parue en 1789: après un rêve qu’il prend au sérieux, il demande et obtient une audience chez l’impératrice Marie-Thérèse qui lui décerne une licence de distillateur d’alcools; en dépit d’autres séjours à la cour impériale, son débit ne suffit pas à assurer sa survie, si bien que le récit s’achève conventionnellement sur le rejet de la quête de richesse et l’espoir d’un réconfort dans l’au-delà: s’abstenant de tout commentaire, Barbara Stollberg-Rilinger conclut que le livre peut être lu comme un témoignage ou comme une satire, comme une confirmation ou comme une critique des relations sociales.

Fort substantielle est la contribution de Jörn Leonhard sur les recours au rêve durant la Première Guerre mondiale et l’entre‑deux‑guerres. En raison du traumatisme et de la transformation et différenciation de la psychologie, le rêve est conçu comme un élément du diagnostic médical. Dans l’entre‑deux‑guerres, le motif du rêve est aussi une métaphore souvent menaçante de la transition entre guerre et paix, mais encore le ressort d’utopies ou d’un retour inquiet de l’individu sur lui‑même.

L’intrication de l’individuel et du vécu collectif, politique, est notamment présenté par Andreas Wirsching d’après l’exemple de la nouvelle éthique sexuelle développée dans le mouvement communiste des années 1917–1930 et sa fabrique d’un ordre »genré« doublé d’un registre émotionnel spécifique.

Suivant une acception imagée des cauchemars devenant réalité, Sven Oliver Müller étudie le chargement émotionnel qui accompagne l’entrée en guerre en août 1914 et mène à de nouveaux seuils de violence de civils à l’encontre de civils en Allemagne même, comme le meurtre de chauffeurs de voiture soupçonnés d’être des ennemis ou des espions; l’incertitude, la menace et la peur mènent ainsi à la formation de »communautés de violence«.

Johannes Grave expose l’illustration du rêve par deux tableaux français directement liés à la guerre de 1870–1871, »Le rêve. Paris incendié, septembre 1870« de Camille Corot, et le célèbre tableau d’Édouard Detaille, »Le rêve« (1888), dont il souligne les généalogies et ruptures internes.

On ne peut que saluer le bilan tiré par Jens Elberfeld et Kristoffer Klammer. Il souligne la valeur qualitative des récits de rêve pour sonder le vécu traumatique, notamment à »l’âge des extrêmes«, tandis que le privé est immédiatement et brutalement politisé. Les rêves renforcent des émotions et sont médiatisés voire matérialisés, puisque toute recherche repose sur des récits ou des représentations. Ils donnent aussi à réfléchir sur les ruptures historiographiques. Plusieurs contributions soulignent en ce sens non pas la disparition des utopies politiques, mais la perte et l’écho de maintes d’entre elles de nos jours.

L’ouvrage se comprend comme un hommage à Willibald Steinmetz et une expérimentation scientifique. On peut espérer que l’historien honoré, même s’il ne souscrit certainement pas aux affirmations tranchées de l’introduction, a été heureux de cette parution. Encore convient-il de poser la question du sens général prêté au rêve dans cet ouvrage: il est toujours signifiant, et le plus souvent menaçant, voire tragique. Or, le rêve a-t-il toujours un sens et ce dernier n’est-il pas parfois surdéterminé (notamment par certains psychanalystes)? Et qu’en est-il des rêves drôles ou loufoques, qui eux aussi mériteraient une étude?

1 Willibald Steinmetz, Rêver à l’âge des extrêmes. Pour une lecture historique des transcriptions de rêves, dans: Communications, 2021/1, no. 108, p. 39-53, DOI: 10.3917/commu.108.0039.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Claire Gantet, Rezension von/compte rendu de: Jens Elberfeld, Kristoffer Klammer, Sandra Maß, Benno Nietzel (Hg.), Erträumte Geschichte(n). Zur Historizität von Träumen, Visionen und Utopien, Frankfurt a. M. (Campus Verlag) 2022, 506 S., ISBN 978-3-593-45141-1, EUR 54,00., in: Francia-Recensio 2024/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.1.103868