Ce livre à l’aspect impressionnant est le cinquième volume de la »PMJ« (»The Persecution and Murder of the European Jews by Nazi Germany«), version anglaise de la »VEJ« (»Die Verfolgung und Ermordung der europäischen Juden durch das nationalsozialistische Deutschland 1933–1945«). Cette édition en seize volumes de sources relatives à la Shoah a débuté il y a une vingtaine d’années. Au début des années 2000, l’absence d’une édition scientifique de référence des sources sur l’histoire de la persécution et de l’assassinat des juifs européens sous le régime nazi était de plus en plus ressentie comme un manque, tandis qu’il semblait possible d’envisager un tel projet. Il s’était établi un relatif consensus dans la recherche, tandis qu’après la chute du rideau de fer la totalité des archives étaient accessibles et avaient été étudiées. Le moment apparaissait comme tardif, mais certains faisaient alors valoir que grâce au temps écoulé, il serait désormais possible de comprendre la place de la Shoah dans l’histoire européenne du XXe siècle.
La série, destinée à la fois à la recherche et au grand public1, a d’abord été conçue en langue allemande. La Deutsche Forschungsgemeinschaft a pris en charge l’essentiel du financement, et la direction éditoriale a été partagée entre l’Institut für Zeitgeschichte (Munich/Berlin), l’université Albert-Ludwig à Fribourg-en-Brisgau et les archives fédérales de Coblence (Bundesarchiv), en association avec l’Institut Yad Vashem pour l’édition anglaise. En préparation à partir de 2004, le premier volume a paru en 2008, et le seizième est sorti en 2021, achevant la série allemande. Depuis 2014 l’édition en langue anglaise, qui se présente comme »the authoritative collection of source documents on the Holocaust«, est en cours de parution. Elle réunira 5500 documents, tous antérieurs à 1945, traduits vers l’anglais à partir de 21 langues, issues de plus de 400 archives, en provenance de toute l’Europe sous domination nazie. Dans un souci de multiperspectivité, l’éventail des textes (sources écrites ou, très occasionnellement, transcriptions de sources audio) va des documents administratifs aux journaux intimes, en passant par les correspondances publiques ou privées, les affiches ou encore les articles de journaux. Pour l’édition anglaise, tous les documents ont été traduits à partir de la langue d’origine.
Ce cinquième volume, dont la version allemande a paru en 2012, couvre la période entre l’invasion de la Norvège en avril 1940 et le début des déportations massives en Europe de l’Ouest pendant l’été 1942. Des comptes-rendus d’autres tomes ont signalé des incohérences dans le découpage géographique, obligeant au recours à plusieurs volumes pour se documenter sur un pays donné. Ici, la conception du volume est convaincante, réunissant cinq pays tombés sous la botte nazie à peu près au même moment. Les 328 documents sont classés chronologiquement par pays, et les pays dans un sens nord-sud: Norvège (24 sources), Pays-Bas (122), Belgique (51), Luxembourg (30), France (101). Le Danemark est absent (mais intégré dans le volume 12 qui traite la période 1942–1945), la minorité juive danoise ne faisant l’objet de persécutions qu’à partir de 1943.
La présentation du volume correspond à ce que l’on peut attendre d’une édition supervisée par des institutions prestigieuses: le lecteur dispose d’un glossaire, d’une chronologie, de cartes, de registres, d’un index concis. Chaque texte est assorti d’un appareil de notes en bas de page donnant des informations biographiques et des références bibliographiques. Une introduction d’une soixantaine de pages (dont une quinzaine sur la France) fournit un aperçu synthétique de la politique de persécution anti-juive dans chacun des pays.
Éditer un tel corpus oblige à des choix qu’un critique pourra toujours regretter en fonction de ses propres centres d’intérêt. Pour ce qui est du contexte français, à propos duquel nous pourrions avoir de telles réactions, les choix opérés mettent l’accent sur des aspects comme les lois sur le statut des Juifs avec son cortège de mesures d’exclusion, le Commissariat général des affaires juives, la création de l’UGIF, ou encore les camps, surtout ceux en zone occupée. Pour un lecteur non-averti, le classement des documents par ordre chronologique peut compliquer la compréhension des processus et du rôle de chaque protagoniste. En revanche, ce choix de présentation souligne l’évolution globale de la politique de persécution vers le durcissement, et l’évolution en parallèle dans les pays occupés. Dans chaque section apparaissent en 1942 des motifs comme l’introduction de l’étoile jaune ou la déportation. La partie France se termine avec les premières déportations du printemps 1942, liées aux exécutions d’otages, et le début des déportations massives en juin 1942. Comme pour les autres pays, le choix des documents illustre la logique et les méthodes des persécuteurs, mais donne aussi largement la parole aux persécutés, tantôt anonymes, tantôt en charge de responsabilités, comme par exemple Raymond-Raoul Lambert, directeur général de l’UGIF.
Depuis 2008 et la publication des premiers volumes, les comptes-rendus ont naturellement été nombreux. La critique a salué la parution de cette édition de grande qualité à un moment où la mémoire de la Shoah risque de s’estomper avec la disparition des derniers témoins, et nous ne pouvons que nous y joindre. Si l’édition allemande comportait dans sa démarche un élément de Vergangenheitsbewältigung, en mettant à la disposition du public de langue allemande des sources originaires d’une vingtaine d’autres langues, la version anglaise rend accessible aux lecteurs du monde entier la somme de ce travail de collectage. Conçue dès le départ pour devenir une référence, la »VEJ« a acquis ce statut, et il en sera de même pour son pendant anglais. Compte tenu de la sphère géographique et de la période traitée, ce cinquième volume sera peut-être moins central et moins bouleversant que les tomes traitant de la Shoah dans l’est de l’Europe. Quoi qu’il en soit, la lecture ne laisse pas indemne: on côtoie tour à tour la cupidité et le cynisme, l’idéologie et l’insensibilité bureaucratique, le désespoir, l’impuissance, la révolte, la résistance, la résilience, et la persistance des valeurs humanistes et chrétiennes.
Vera-t-on encore à l’avenir de telles éditions monumentales de sources traduites et publiées dans de si beaux volumes? En 2018, dans son compte-rendu de »VEJ« 7 et 8, paru dans les »Jahrbücher für Geschichte Osteuropas« (PDF), Jens Hoppe, tout en admettant l’impossibilité technique dans le cas présent, avait regretté ne pas disposer des documents en édition bilingue (langue d’origine et traduction allemande), pratique courante en histoire ancienne, et nous partageons ce regret. Toute traduction, même d’excellente facture, comporte son lot de pertes d’information. L’avenir sera peut-être aux éditions sur les plateformes en ligne, avec présentation multilingue du corpus, à l’aide de logiciels d’alignement automatique des traductions, comme cela se fait depuis quelque temps pour la Bible et de plus en plus pour d’autres types de corpus. La »VEJ«/»PMJ«, déjà consultable en ligne, bien que de manière payante, possède le potentiel d’un tel développement qui paraît souhaitable.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Christian Eggers, Rezension von/compte rendu de: Katja Happe, Michael Mayer, Maja Peers (ed.), Western and Northern Europe 1940–June 1942, Berlin, Boston (De Gruyter Oldenbourg) 2021, 916 p. (The Persecution and Murder of the European Jews by Nazi Germany, 5), ISBN 978-3-11-068333-2, EUR 59,95., in: Francia-Recensio 2024/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.1.103874