Une nouvelle société fondée sur une anthropologie sacrée – telle est l’idée de plusieurs intellectuels français entre la Première Guerre mondiale et les années 1940, alors que la Troisième République est en prise avec les questions de la laïcité. Thomas Keller, professeur émérite d’études germaniques à l’université de Provence, éminent connaisseur des turbulences philosophiques qui ont suivi la Première Guerre mondiale et des échanges franco-allemands au XXe siècle, ne présente pas pour autant une histoire de personnages marginaux dans son livre. Il y parle plutôt, entre autres, de Georges Bataille et Marcel Moré, de Bernard Charbonneau et Henry Corbin, de Denis de Rougemont et Paul Ludwig Landsberg, il parle d’agnostiques, de catholiques et de calvinistes. Pour tous ces intellectuels, il décrit deux adversaires: le libéralisme qui, avec une liberté illimitée, détache l’individu de ses conditions sociales, et les sociétés totalitaires (communisme, idéologies de droite), qui privent l’individu de sa liberté en le soumettant à la collectivité. Ils ont également en commun une anthropologie qui, fondée sur un »monde intérieur« sacré (p. 11), garantit la liberté de l’homme et permet ainsi une troisième voie entre les deux extrêmes que sont le libéralisme et le collectivisme. Ils rejettent tous les concepts de la théorie du consensus tels que »les représentations de la société basées sur la théorie des contrats«, et se »méfient« du »désenchantement« du monde et du »déplacement de la magie vers l’État, la science, la technique et le monde des objets«. »L’expérience intérieure et la communauté« sont, dans l’interprétation de Keller, la clef de la vision du monde de ces »non-conformistes« (p. 17).
Au travers de huit chapitres, Keller présente dans le détail plusieurs cercles et personnes ainsi que les différentes convictions qui les animent, tout en mettant en évidence leurs liens transversaux: le Collège socratique et Georges Bataille, chez qui Keller identifie »l’expérience de l’extase« »en même temps que la mise à l’écart d’une instance divine« (p. 47) – le cercle de chrétiens autour de Marcel Moré, dans lequel on trouve entre autres le jésuite Jean Danilo et le chrétien orthodoxe Vladimir Lossky, ainsi que Pierre Klossowski et Alexandre Koyré, dont l’horizon de référence est, selon Keller, »la mystique« et la philosophie (p. 147–148) – les barthiens français, qui génèrent une critique du progrès à partir du sens de l’homme et dont le Suisse Denis de Rougemont est un exemple – l’agnostique Bernard Charbonneau, qui (comme Bataille) proclame la »mort de Dieu« (p. 235) et en déduit des exigences élevées pour une éthique guidée de l’intérieur – et enfin, le protestant (et barthien influencé par le catholicisme) Henri Corbin, qui établit un lien étroit avec la spiritualité chiite et utilise l’histoire des religions comme fonds d’expérience intérieure. L’index en fin de livre permet d’accéder à d’autres intellectuels au discours similaire, tels que Michel de Certeau, Jacques Ellul, Maurice de Gandillac, Louis Massignon et Gershom Scholem, sans oublier les Allemands Hans Mayer ou encore Walter Dirks.
Sur la base de ce savoir riche et stimulant que Keller nous offre, j’aimerais entamer un débat avec lui en commençant par une question sémantique sur la définition du sacré, qui reste floue. Dans la discussion sur le sacré (souvent utilisé comme synonyme de religieux), il opère une distinction entre »croyant« et »non-croyant«, c’est-à-dire qu’il entend par moments les termes chrétiens/non-chrétiens, et à d’autres les termes religieux/non-religieux. Ce faisant, Keller s’empare non seulement des implications normatives d’un concept chrétien de la religion, mais il rend aussi la distinction entre le sacré et le non-sacré plus difficile. Le »non-croyant« (p. 19) Bataille, par exemple, ne pense pas, selon Keller, »de manière anti-religieuse«, mais postule en même temps »la destitution d’une instance divine« (p. 47). En fin de compte, on peut se demander si les phénomènes que Keller décrit dans le paragraphe »sacralité post-religieuse« (p. 29) ne sont pas que des équivalents fonctionnels auxquels il manque un contenu commun.
Après la Seconde Guerre mondiale, et bien que l’ordre politique du monde ait changé, les »non-conformistes« de Keller échouent en tant qu’acteurs politiques. Keller remarque, à raison, que leur distanciation par rapport à la politique provient d’une focalisation sur l’intériorité (p. 25–26). Un autre facteur permettant d’expliquer cela est la sécularisation, que Keller met en évidence dans son important troisième chapitre sur la »mystique« (concept créé au XVIIe siècle selon la démonstration de De Certeau, et popularisé au XIXe siècle face aux séquelles profondément déstabilisantes de l’historicisme). En raison des taux élevés d’appartenance aux grandes églises de France et d’Allemagne, les conséquences de la sécularisation ont été occultées jusque dans les années 1960, bien qu’elles aient déjà été sujettes à discussions dans les milieux intellectuels. Il s’agit là d’un aspect dont il faudrait davantage tenir compte. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les modèles d’interprétation religieux ou post-religieux-sacrés des intellectuels de Keller étaient de moins en moins plausibles.
Enfin, pourquoi cette présence de l’anthropologie du sacré s’est-elle effondrée si rapidement en France, alors qu’elle a duré plus longtemps en Allemagne? L’une des raisons me semble être l’ancrage des débats religieux dans les facultés de théologie des universités publiques en Allemagne, où les débats de philosophie de la religion sont restés présents, tandis qu’en France, en raison de l’ordre politique laïc, il n’existe pas un tel soutien de la part de l’État.
Il est cependant probable que la fin de ces anthropologies en France n’ait pas été aussi abrupte que Keller le suppose. Lorsque l’auteur mentionne brièvement l’université de Saint-Jean de Jérusalem de Corbin, fondée en 1974 et agissant de manière occulte (p. 318), il ne parle pas de son programme éminemment politique. Corbin avait pourtant contribué à faire accéder à des chaires des scientifiques d’orientation pérennialiste qui s’inscrivaient parfaitement dans ce champ de l’anthropologie du sacré: Paul Gorceix († 2007), spécialiste du romantisme religieux à l’université de Bordeaux, ou encore Antoine Faivre († 2021) de l’EPHE, fondateur de la recherche scientifique sur l’ésotérisme et qui s’était imposé contre de Certeau lors de la procédure d’appel. Toutes ces remarques ne font cependant que contribuer au débat passionnant que nous offre Thomas Keller dans son livre inspirant.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Helmut Zander, Rezension von/compte rendu de: Thomas Keller, Anthropologien des Sakralen. Eine Geschichte des französischen Nonkonformismus (1937–1947), Konstanz (Konstanz University Press) 2023, 401 S., ISBN 978-3-8353-9159-8, EUR 38,00., in: Francia-Recensio 2024/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.1.103878