Ce livre est consacré aux coulisses du procès de Nuremberg (20/11/1945–1/10/1946), plus précisément aux expériences et réactions des journalistes ou écrivains internationaux qui y assistèrent en tout ou en partie. Ils furent logés pour la plupart dans le château du fabricant bien connu de crayons, le comte de Faber-Castell, situé à Stein dans la banlieue de Nuremberg et aménagé en press camp par les organisateurs américains.

Une phrase figurant sur la quatrième de couverture résume admirablement les qualités de cet ouvrage: »Ein bemerkenswertes Buch, sehr anschaulich und lebendig geschrieben, ohne je trotz der Fülle von Anekdoten und all der schillernden Persönlichkeiten sein eigentliches Thema aus dem Fokus zu verlieren«. Quel est ce »focus«? Bien entendu le procès lui-même, sa légitimité juridique et sa portée historique, mais aussi l’avenir incertain de l’Allemagne et le sort de sa population qui vit dans les ruines et souffre du froid et de la faim. Mais ces sujets de la Grande Histoire ne sont abordés qu’au détour de la petite histoire des observateurs eux-mêmes, que l’auteur nous rapporte en s’attardant avec gourmandise sur leur biographie jusqu’à en dévoiler les détails les plus croustillants. Une verve narrative ou un goût de la digression qui n’excluent d’ailleurs pas le sérieux de la documentation, notamment l’étude de leurs écrits et de leurs correspondances.

Le premier chapitre décrit le press camp, lieu de travail au confort tout relatif, mais aussi lieu de plaisirs et de rencontres, la consommation commune d’alcool au party bar favorisant les échanges entre correspondants aux origines, opinions et langues diverses. Les prodromes de la guerre froide se font néanmoins sentir: les journalistes soviétiques sont logés dans un bâtiment à part!

Les treize autres chapitres concernent les réactions des »personnalités chatoyantes« évoquées par Neumahr. Un trait commun: l’horreur inspirée par les crimes nazis, une horreur d’abord anesthésiée par l’ennui d’un procès minutieux et interminable (on le compare souvent à une foire ou à du … chewing gum!), mais qui devient insupportable dès lors que les organisateurs décident d’avoir recours au film pour les illustrer (une émotion à laquelle les accusés eux-mêmes n’échappent pas!). La question de la responsabilité collective du peuple allemand était d’actualité à l’époque. En 1946, le philosophe Karl Jaspers tentait d’y apporter une réponse dans »Die Schuldfrage«. Parmi nos témoins, les avis sont partagés. L’Américain John Dos Passos se félicite que le procureur en chef américain Robert Jackson ait souligné dans son discours inaugural que le procès n’avait pas à exercer une »justice de vainqueurs« et ait rejeté la thèse de la culpabilité collective. Il espère que le procès marquera le début d’un nouvel ordre mondial fondé sur le droit international. Rentré aux States, il se montrera plus pessimiste, craignant que les crimes de cette Seconde Guerre mondiale ne signalent l’entrée dans une ère de violence. À l’inverse, le journaliste William Shirer qui expliquera dans son livre »The Rise and Fall of the Third Reich«, paru en 1960, que le nazisme est le résultat fatal d’une histoire allemande autoritaire, militariste et impérialiste qui l’a conduite de Luther à Hitler, fait preuve d’un antigermanisme virulent qu’Uwe Neumahr compare à celui du diplomate anglais Robert Vansittart. Jusqu’en décembre 1940, il avait été correspondant de la presse écrite et radiophonique américaine à Berlin. Dans son »Berlin Diary« (1941), il qualifie les congrès nazis de Nuremberg d’»orgies obscènes d’un troupeau teuton«. Après-guerre, cet antigermanisme est conforté, chez lui comme chez beaucoup d’autres, par l’impression que les Allemands semblent ne pas vouloir reconnaître leur sombre passé et montrent peu d’appétence pour la démocratie.

Les correspondants étrangers, notamment anglo-saxons, sont généralement animés du même antigermanisme, évidemment sommaire mais compréhensible à une époque où l’émotion l’emporte sur la raison. C’est le cas d’Erika Mann qui rentre en Allemagne comme correspondante de guerre avec le rang d’officier américain. Elle nie même l’existence d’une »émigration intérieure« dont se réclame son ex-ami Wilhelm Emanuel Süskind (le père de Patrick), qui sera avec Dolf Sternberger et Gerhard Storz l’un des rédacteurs de »Aus dem Wörterbuch des Unmenschen« (1968) alors même qu’il avait collaboré pendant la guerre à des feuilles nazies (»Krakauer Monatshefte«). C’est le cas aussi de la journaliste américaine Janet Flanders, lesbienne comme Erika, longtemps correspondante à Paris dont elle avait apprécié la liberté des mœurs, qui déplore que ce procès soit un »procès d’hommes«, mais qui a été très impressionnée par la personnalité »démoniaque« de Göring. Il est vrai que ce dernier, en forme après une captivité qui l’a fait maigrir et l’a débarrassé de son addiction à la morphine, avait marqué les débats par ses réparties, notamment au cours de son interrogatoire par Robert Jackson, lequel avait semblé avoir souvent le dessous. Ce thème du démonisme de l’Allemand avait été évoqué par Thomas Mann dans une conférence de mai 1945 à Washington. Il affleure dans les réactions de journalistes comme Rebecca West ou Martha Gellhorn, alors compagne d’Hemingway, après sa visite du camp de Dachau.

Les Allemands, exclus du procès, y participent indirectement. Ils font preuve de davantage de mansuétude à l’égard de leur peuple. Ainsi Erich Kästner, l’auteur célèbre d’»Emil und die Detektive« (1929), dont les livres avaient été brûlés lors de l’autodafé du 10 mai 1933. Kästner était néanmoins resté en Allemagne et avait même collaboré au film »Münchhausen« de la UFA (il faut bien vivre!). Après 1945, il retrouve à Nuremberg son ami Peter Mendelssohn qui revient en Allemagne en tant qu’officier britannique chargé de fonder de nouveaux journaux. Ils créent ensemble »Die Neue Zeitung«, au sein duquel Kästner dirige le »Feuilleton«. Il s’y efforcera de faire découvrir à la population allemande les auteurs dont la voix s’était tue pendant le IIIe Reich. Kästner croit que les Allemands peuvent ainsi renouer avec leur tradition humaniste. Alors que Mendelssohn croit à la nécessité d’une rééducation du peuple allemand, il est opposé à la thèse de la culpabilité collective et à toute dénazification punitive. Convictions analogues chez Alfred Döblin, l’auteur célèbre de »Berlin. Alexanderplatz« (1929) qui revient en Allemagne sous l’uniforme français et publie en 1946 sous un pseudonyme (Fiedeler) »Der Nürnberger Lehrprozess« alors qu’il n’a pas assisté au procès. Deux autres Allemands y assisteront eux sous une identité étrangère: Willy Brandt revenu en Allemagne sous l’uniforme norvégien, Markus Wolf en tant que correspondant soviétique. Ils ne se sont sans doute pas rencontrés à cette occasion. Mais Uwe Neumahr prend prétexte de leur présence simultanée à Nuremberg pour raconter leur destin croisé, le premier devenant chancelier fédéral, le second, chef des renseignements extérieurs de la Stasi et faisant espionner le chancelier par son agent Günther Guillaume! On découvre à cette date un Willy Brandt, ex-communiste dissident, aveugle face aux desseins hégémoniques de l’Union soviétique et attribuant sans hésitation les meurtres de Katyn aux nazis. Il regrette que le tribunal ne comporte aucun juge allemand et fasse la différence entre »culpabilité« et »responsabilité«, toute démonisation de la barbarie allemande ne pouvant selon lui qu’affaiblir la notion de responsabilité. Un seul témoin français dans cette cohorte: Elsa Triolet, correspondante des »Lettres françaises« dirigées par son compagnon Louis Aragon. Neumahr ne la ménage pas: stalinienne, antiaméricaine, antiallemande, menteuse …

Le rapporteur aimerait pouvoir lui aussi raconter davantage, évoquer les problèmes des interprètes abordés à propos de Wolfgang Hildesheimer qui exerce en effet cette fonction au procès, et analyser l’épilogue consacré à Golo Mann, pris de compassion pour le sort réservé à Rudolf Heß. Mais il est tenu à certaines limites et laisse le lecteur découvrir les autres richesses de ce livre vivant, plaisant à lire et instructif.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Gilbert Merlio, Rezension von/compte rendu de: Uwe Neumahr, Das Schloss der Schriftsteller. Nürnberg ’46. Treffen am Abgrund, München (C. H. Beck) 2023, 304 S., ISBN 978-3-406-79145-1, EUR 26,00., in: Francia-Recensio 2024/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.1.103881