Dans »Community and Collaboration«, ouvrage tiré de sa thèse, Laurien Vastenhout entreprend une analyse comparée des structures mises en place par les Allemands dans les Pays-Bas, en Belgique et en France en vue d’administrer les juifs de ces pays d’Europe occidentale et de mettre en œuvre les politiques de persécution les ciblant. Ainsi que l’expose dans son introduction l’autrice, enseignante-chercheuse au NIOD Institute for War, Holocaust and Genocide Studies à Amsterdam, la question des conseils juifs en Europe occidentale est restée tout à la fois vive dans la mémoire (et les reproches) des survivants, et peu travaillée par l’historiographie, surtout centrée sur l’Europe centrale et orientale. La différence majeure étant que les conseils juifs d’Europe occidentale n’ont pas été contraints de coopérer directement à la déportation des juifs qu’ils supervisaient. Trois organes juifs furent mis en place: le Joodshes Raad voor Amsterdam (JR) aux Pays-Bas, l’Association des juifs en Belgique (AJB) et l’Union générale des Israélites de France (UGIF), qui, partant d’une relative improvisation, sont rapidement devenus de vastes appareils bureaucratiques contraints de contrôler les populations juives et dans le même temps de les soutenir en offrant des services de santé, d'assistance sociale et culturels.

En plus de nombreux témoignages, l’historienne s’appuie largement sur la documentation laissée par ces administrations ainsi que sur les correspondances avec l’occupant allemand afin de circonscrire le rôle des responsables juifs dans la mise en œuvre des politiques antisémites. Si le cas français est relativement bien travaillé, les études sur les Pays-Bas ou la Belgique restent limitées et peu accessibles. L’ouvrage a ainsi l’avantage de discuter une historiographie relativement importante et de s’arracher aux seuls contextes nationaux afin de proposer une discussion à l’échelle européenne.

Cette perspective comparatiste entend par ailleurs éclairer des situations aux effets variés. En effet, la Shoah a emporté les trois-quarts des juifs des Pays-Bas, près de la moitié des juifs de Belgique et un quart des juifs de France. L’ouvrage interroge constamment la façon dont les institutions juives et l’attitude de leurs dirigeants ont pu contribuer à ces variations importantes dans les effets des persécutions antisémites. Loin de fondre l’Europe du Nord-Ouest en un vaste ensemble indistinct, l’étude des conseils juifs permet de souligner les disparités nationales et régionales, notamment la proportion de juifs immigrés plus importante en France et en Belgique qu’aux Pays-Bas, et de mettre à distance une approche en termes de responsabilité morale, qui a longtemps dominé la question, dans le sillage du »Eichmann à Jérusalem« de Hannah Arendt.

À travers cinq chapitres clairs et relativement synthétiques, et après avoir dressé un tableau général des juifs néerlandais, belges et français, l’ouvrage suit la création, le déploiement et l’action de ces instances juives ouest-européennes: leur constitution, leurs liens avec les structures préexistantes de l’entre-deux-guerres, leur coopération contrainte avec les instances allemandes, et enfin leurs liens et conflits avec les organisations de résistance. L. Vastenhout souligne la relative improvisation qui règne à la création de ces conseils juifs, calqués partiellement sur le modèle des grands conseils juifs d’Europe orientale, et sur celui des grandes associations communautaires juives de l’entre-deux-guerres. À la relative autonomie concédée aux juifs dans la constitution de ces instances s’ajoutent les conflits entre les dirigeants civils et militaires des autorités d’occupation ainsi que le SiPo-SD.

Aux Pays-Bas, la relative faiblesse de la population juive immigrée et l’importance avant-guerre de structures communautaires juives contrastent avec la diversité belge et française et avec la multiplicité d’organisations, parfois héritées des pays d’origine. Ce phénomène aboutit à une reconversion de nombreux responsables communautaires dans le Joodshes Raad voor Amsterdam et à une relative confiance des juifs néerlandais dans l’institution, une clef importante pour expliquer le pourcentage important de victimes des déportations aux Pays-Bas comparés à la Belgique et à la France. En d’autres termes, l’ouvrage invite à repenser le rôle du Joodshes Raad dans la Shoah non comme le fruit d’une politique intentionnelle mais comme un effet de l’héritage de l’entre-deux-guerres, complexifiant le lien entre la position des juifs dans la société et l’efficacité des politiques antisémites allemandes.

Afin d’analyser les relations complexes entre l’occupant et ces conseils juifs, l’historienne privilégie le point de vue allemand et les jugements portés par les autorités d’occupation. Le contraste est total entre la relative satisfaction des Allemands face au Joodshes Raad et leurs nombreuses critiques à l’égard de l’AJB et de l’UGIF. Outre les questions de personnes, L. Vastenhout insiste sur le fait que la mauvaise perception des instances belges et françaises tient à leur dimension décentralisée et au fait qu’ils payent les contradictions entre occupants et collaborateurs locaux. Ainsi l’UGIF est-elle séparée entre zones Nord et Sud et soumise aux décisions de Vichy, du Commissariat générale aux questions juives comme des plénipotentiaires allemands à Paris et de la SS, dans une sorte de chaos organisé toujours au détriment des juifs.

Le dernier chapitre, enfin, étudie la présence des mouvements de résistance au sein des conseils juifs, complexifiant là encore l’analyse de leur compromission, dressant un panorama divers des actes de résistance. À l’exception, à nouveau, du cas néerlandais, de nombreux dirigeants juifs belges et français se sont investis dans les mouvements clandestins. Sans viser la réhabilitation, ce chapitre souligne aussi combien ces instances juives, loin d’être monolithiques, étaient aussi traversées de contradictions et de conflits politiques.

L’ouvrage, salué à juste titre, fin 2023, par le prix Yad Vashem, démontre ainsi tout l’intérêt d’une histoire comparée et transnationale de la Shoah ou des pratiques de collaboration qui ne se cantonne plus aux contextes nationaux et contribue à ne plus se cantonner à des explications individuelles et biographiques.

FUSSNOTEN

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Thomas Chopard, Rezension von/compte rendu de: Laurien Vastenhout, Between Community and Collaboration. »Jewish Councils« in Western Europe under Nazi Occupation, Cambridge (Cambridge University Press) 2022, 280 p. (Studies in the Social and Cultural History of Modern Warfare), ISBN 978-1-316-51168-8, GBP 75,00., in: Francia-Recensio 2024/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.1.103884