L’agression russe de l’Ukraine a ramené au cœur de l’actualité la question du sort des civils sous occupation militaire ennemie. Celle-ci est aussi au centre de la problématique de Larissa Wegner qui dans la version de sa thèse1 publiée sous le titre »Occupatio Bellica«, s’interroge sur la manière dont les autorités occupantes allemandes ont considéré les populations des départements français occupés entre 1914 et 1918. Plus que la question de la confrontation/cohabitation entre occupants et occupés, l’autrice explore les tensions que cet exercice de domination entretient d’une part avec les lois et coutumes de la guerre et de l’autre avec la pression exercée sur l’Allemagne par les développements de la guerre longue, en particulier sous l’effet du blocus maritime.

Cette étude n’est pas la première consacrée à l’occupation de la France durant la Grande Guerre, étudiée pour l’essentiel depuis les années 1990. Elle opère toutefois un renversement inédit par rapport aux recherches précédentes, basées quasi exclusivement sur le point de vue des occupés. Wegner s’attaque en outre à une interprétation de l’occupation qu’elle juge abusivement focalisée sur le patriotisme des occupés et sur leur statut de victime d’un régime occupant usant volontiers d’une terreur annonçant les violences totalitaires de la Seconde Guerre mondiale. Si elle souligne que de jeunes historiens (comme James Connolly ou Philippe Salson) ont permis dans les années 2010 de nuancer cette vision en mettant au jour les tensions parcourant les sociétés occupées, Wegner entend aller plus loin en partant du point de vue des occupants, une approche encore assez rare et qui a principalement bénéficié à l’étude des occupations à l’Est et dans une moindre mesure en Belgique. Enfin, Larissa Wegner se frotte au concept même de »guerre totale« ou du moins de totalisation de la guerre, et se demande dans quelle mesure les politiques d’occupation allemande en France relèvent de celle-ci.

La lecture que Wegner propose de l’occupation est d’abord celle des politiques et des pratiques d’occupation. Sa thèse principale est que l’exercice de la violence par l’armée allemande dans les pays occupés n’a rien d’une violence aveugle et sans limite. Décortiquant les décisions des armées occupantes, elle en montre à la fois la brutalité et les limites de celle-ci. Pour Wegner, cette brutalité doit avant tout être comprise à la lumière de l’idée dans la doctrine militaire allemande de la primauté de la nécessité de guerre sur toute autre considération, mais aussi du contexte dans lequel l’Allemagne tente de parer à l’épuisement de ses propres ressources en puisant au maximum dans celles des territoires passés sous son contrôle. Pour le montrer, Wegner découpe son étude en cinq parties, abordant respectivement la question de l’occupation militaire dans l’élaboration du droit international avant 1914, les exactions commises par l’armée allemande lors de l’invasion, l’organisation de l’occupation dans une économie de guerre, l’alimentation des occupés et enfin leur mise au travail forcé.

Les apports les plus substantiels du livre concernent les trois dernières parties, qui traitent à proprement parler de l’occupation des départements français et apportent leur lot d’informations et d’analyses sur la mise en place des autorités occupantes, puis la dynamique de leurs prises de décisions, même si on regrette que l’autrice n’ait pas apporté davantage d’éléments à la présentation de l’appareil occupant lui-même. En outre, l’autrice donne parfois l’impression de se concentrer sur des aspects qui confortent sa thèse. Ainsi, dans le chapitre 3, Wegner démonte l’idée d’un processus de radicalisation en matière de sécurité en expliquant que les règles sont certes assez draconiennes, mais qu’elles restent néanmoins classiques et varient peu pendant la guerre. Wegner l’illustre notamment en montrant la prudence des autorités occupantes suite à l’affaire Cavell sur la question de l’exécution de femmes pour activités hostiles à l’armée allemande. Le tableau aurait été différent si elle avait opéré d’autres choix, comme s’interroger sur le développement des polices secrètes, l’isolement physique des territoires occupés, ou encore les traitements antivénériens forcés et carcéraux infligés à des milliers de femmes. Autant d’aspects qui suggèrent qu’à bien des égards, il n’y a pas eu de radicalisation continue, mais assez tôt des franchissements de seuil dans les mesures prises (souvent autour de l’hiver 1914‑1915), dont l’application s’est souvent durcie ou étendue par la suite. Une meilleure prise en compte de l’historiographie francophone récente aurait permis à Wegner de nuancer son propos, d’autant que sa bibliographie est souvent très antérieure à 2018.

Sa remise en perspective de la politique occupante souffre aussi de s’appuyer quasi exclusivement sur des sources administratives allemandes – lesquelles ont souffert de nombreuses destructions – que Wegner assimile d’ailleurs aux archives conservées dans des dépôts en Allemagne, ce qui n’est pourtant pas la même chose. À l’inverse, Wegner délaisse (à de rares exceptions près) les sources émanant des occupés eux-mêmes, mais aussi les correspondances et affiches allemandes conservées dans des dépôts français. Ce choix tient probablement davantage de la volonté de contrebalancer l’historiographie existante que d’un éventuel nationalisme méthodologique, mais ses limites brident la démarche.

Il est aussi regrettable que Wegner ne pénètre au cœur de son sujet qu’au bout de 221 pages. Les deux premières parties forment un préliminaire démesuré, qui aurait gagné à être plus ramassé. La partie sur les conventions de La Haye est trop longue même si elle apporte des éléments utiles, comme la relégation au second plan des normes qui en émanent dans les directives de l’armée allemande, qui privilégie la notion de nécessité militaire. L’autrice y plaide par contre à juste titre pour davantage de mise en perspective internationale dans une optique comparatiste. Le second préliminaire est encore plus dispensable, en ce qu’il s’étend essentiellement sur l’invasion (et non l’occupation) de la Belgique (et fort peu de la France). Wegner s’y éloigne de sa problématique, pour s’engager dans la polémique sur les »atrocités allemandes«. Elle y insiste sur l’importance des facteurs contextuels pour distinguer différentes situations de violence de masse. Ce faisant, elle suggère à plusieurs reprises qu’on ne sait pas s’il y a eu ou non de vrais groupes de francs-tireurs dont l’action aurait déclenché les représailles allemandes, ou s’ils ont seulement été imaginés. Bien qu’elle s’y intéresse surtout à la Belgique, elle ne se pose pas la question de savoir pourquoi il ne s’y est déroulé pendant l’occupation aucun procès d’organisations de francs-tireurs, alors que les autorités allemandes, pourtant obsédées par cette question, ont disposé pendant quatre ans de toute latitude pour mener l’enquête et ne se sont pas privées de conduire de grands procès dès que des civils entreprenaient de nuire à l’armée allemande, comme ceux menés à l’occasion des nombreuses et bien réelles affaires d’espionnage. Si la volonté de remettre en perspective les dynamiques de violence est louable mais périphérique à son sujet, l’insinuation sélective d’une possible culpabilité des victimes laisse perplexe.

Notons enfin sur un plan plus technique l’absence d’index, particulièrement regrettable pour les noms de lieux dans le cadre de l’étude d’un phénomène dont la dimension géographique est essentielle. La seule carte présente, datée probablement de 1917 et très grossière, n’aide d’ailleurs pas à une meilleure appréhension spatiale de la problématique.

Fondé sur un projet stimulant et attendu depuis longtemps par les spécialistes des occupations de la Grande Guerre, l’ouvrage de Wegner s’avère au final un peu décevant, ses apports souffrant malheureusement de choix maladroits.

1 Défendue en 2017 à l’université Albert-Ludwig à Freiburg sous la direction d’Ulrich Herbert.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Emmanuel Debruyne, Rezension von/compte rendu de: Larissa Wegner, Occupatio Bellica. Die deutsche Armee in Nordfrankreich 1914–1918, Göttingen (Wallstein) 2023, 522 S. (Moderne Zeit, 36), ISBN 978-3-8353-5370-1, EUR 48,00., in: Francia-Recensio 2024/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.1.103885